Dixit Laurent Laplante, édition du 8 janvier 2004

Que valent les constitutions?

L'Afghanistan aurait donc, à en croire la version officielle, franchi un pas important en se dotant d'une constitution. On aurait réussi, grâce à des discussions musclées et assez hésitantes pour susciter l'inquiétude, à rapprocher de l'Éden ce pays dévasté par les guerres et brisé par les intolérances : pouvoir central fort, bilinguisme officiel coexistant avec le multilinguisme régional, respect des ethnies et des credos religieux, compatibilité entre l'islam et les droits féminins, etc. C'est beaucoup. Faut-il croire désormais que les constitutions possèdent de souveraines vertus thérapeutiques? Doutons-en.

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Une lecture moins euphorique de la situation afghane incite à considérer comme un écran de fumée la mise au point brusquée d'une constitution aussi ambitieuse. Certes, elle crée une impression favorable sur l'opinion publique : puisque les Afghans parviennent à s'entendre sur leurs institutions fondamentales, preuve est faite que l'intervention militaire a donné les résultats démocratiques souhaités au départ. Non seulement l'odieux régime des taliban a été brisé, mais l'Afghanistan s'insère souplement dans l'univers démocratique. Au point que des élections peuvent maintenant se dérouler et qu'on peut s'en remettre au libéralisme économique du soin de compléter le beau travail des militaires. Avant même que s'apaise la protestation irakienne contre l'occupation anglo-américaine, l'Afghanistan deviendrait un exemple concret de la fécondité attendue de la « diplomatie musclée ».

Derrière l'écran de fumée, la réalité résiste. Le régime Karzaï ne parvient toujours pas à exercer son influence et à assurer la sécurité loin de la capitale. La culture de l'opium, réduite à presque rien pendant la dictature des taliban, a retrouvé et parfois dépassé son volume d'autrefois, ce qui restitue aux chefs de guerre le financement sur lequel ils fondent leurs petits empires. Quand les milliards de la drogue irriguent tristement la province, on se demande sur quoi pourrait bien s'appuyer le « régime central fort » dont l'Afghanistan viendrait d'accoucher.

Qu'il soit d'ailleurs permis d'admirer (?) l'extrême rapidité avec laquelle s'est effectuée la mutation de la traditionnelle assemblée des leaders afghans. On ne s'entendait que sur la coexistence armée des divers clans; subitement, on se donne l'accolade. Les femmes brillaient presque totalement par leur absence; elles représentent soudain environ vingt pour cent de l'assemblée. La minorité ethnique qui tenait les leviers de commande consent au jeu électoral qui risque de faire basculer le pouvoir politique du centre vers la majorité traditionnellement désavantagée. Le caméléon dont on connaît l'aptitude aux rapides modifications de couleur gagnerait à suivre des cours à Kaboul.

Le prévisible? Un net gain de légitimité politique à l'avantage du régime Karzaï. Gain pourtant menacé par les échéances qu'on s'efforce présentement d'ignorer. À quoi ressemblera tout à l'heure le parlement issu du vote afghan? Comment espérer que des partis politiques puissent se substituer en l'espace de quelques mois aux allégeances ethniques et religieuses? Comment éviter que l'arène législative soit le champ clos où s'affronteront une fois encore les intérêts régionaux et les convictions dictées par l'histoire?

L'inquiétude quant à l'avenir concret se justifie d'autant plus que l'on peut soupçonner une efficace pression américaine derrière l'acceptation de la nouvelle constitution. Comme en Géorgie à l'encontre de l'ex-président Chévardnadze, les volontés américaines ont joué dans les coulisses afghanes. Chacun d'ailleurs y trouve son compte : les États-Unis peuvent réduire leur coûteuse présence en Afghanistan en laissant derrière eux un pays réintégré à ce qu'on appelle le concert des nations; les factions afghanes, quant à elles, retrouvent la latitude d'agir comme elles l'ont toujours fait. Utile constitution, par conséquent, à condition qu'on s'en tienne à sa version papier.

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L'évolution afghane fournit-elle des lumières sur ce qui attend l'Irak? On peut le craindre et le souhaiter. Que les États-Unis veuillent maintenant, contrairement à ce qu'ils prévoyaient, abréger leur occupation de l'Irak, la chose est probable. Les coûts sont énormes, le sentiment antiaméricain s'alimente des inévitables bavures d'un contingent de plus de 100 000 soldats, le soutien attendu des pays tiers se fait toujours attendre... Les États-Unis ne peuvent cependant pas, en partie à cause de leurs erreurs sociopolitiques récentes en Irak, quitter les lieux aussi vite qu'en Afghanistan. En misant sur Chalabi et sur un conseil intérimaire de quelque vingt-cinq membres, la Maison-Blanche a misé sur des politiciens qui, pour la grande majorité, n'ont encore racine dans le pays et qui, quand ils visitent l'Irak, brandissent des passeports américains. Aucune comparaison n'est possible entre ce groupe sans enracinement et les titres de noblesse et d'appartenance des leaders afghans.

D'autre part, en décapitant la dictature de Saddam Hussein, les envahisseurs américains ont morcelé la société irakienne de la même manière que l'ancienne Yougoslavie. Les Yougoslaves de presque toutes les tendances s'entendaient pour détester Tito, tout comme un quasi consensus irakien grondait contre Saddam Hussein. Le dictateur une fois déboulonné, les factions perdent tout dénominateur commun et les tendances centrifuges ont beau jeu. On peut craindre que l'Irak « libéré » de l'occupation américaine sombre dans une guerre civile analogue à ce qu'a vécu la Yougoslavie.

Ces différences entre l'Afghanistan et l'Irak expliquent au moins en partie que surgissent dans les élucubrations des apprentis-sorciers de la Maison-Blanche l'idée d'un morcellement de l'Irak en trois entités : Kurdes, Chiites, Sunnites. La constitution du nouvel Irak ne ressemblerait guère à celle que viennent d'adopter (de recevoir?) les leaders afghans, mais, comme l'autre, elle permettrait aux États-Unis de s'en aller en criant « mission accomplie », de mettre un terme à des dépenses colossales et de conserver les ressources pétrolières qui justifiaient l'invasion du pays.

Jusqu'à maintenant, l'administration Bush s'est contentée de lancer des ballons d'essai au sujet de la partition de l'Irak. On fait semblant, jusqu'à maintenant du moins, d'en rejeter le principe. Rien n'oblige à croire les dénégations. Les nations impériales, depuis la France jusqu'à l'Angleterre en passant par la Belgique et l'Italie, n'ont jamais hésité, ni en Afrique, ni en Asie, ni au Proche et au Moyen-Orient, à charcuter tantôt les ethnies tantôt les territoires selon leurs intérêts. Ce n'était certes pas le mieux-être des Kurdes que l'on cherchait quand on a profité du conflit de 1914-18 pour les réduire au rang de minorité souffrante dans quatre pays différents. Il n'était pas davantage conforme à la décence de plaquer sur l'ancienne Yougoslavie des clivages de nature raciale. Ne parions donc pas contre une constitution irakienne entérinant la partition du pays.

On souhaiterait, toutefois, que le drame yougoslave fasse comprendre que la fragmentation d'un pays selon des critères ethniques ou religieux n'apporte ni la paix ni l'équité. Qu'on relise Edgar Morin : « La guerre de Bosnie-Herzégovine ne suscite pas seulement en moi l'horreur de la guerre, elle me fait horreur aussi par la destruction d'un tissu polyethnique et polyreligieux, très pacifique, où il y avait plus que de la tolérance, plus que de la cohabitation, parce qu'il y avait échanges, communications, convivialité, mariages. Cette Bosnie-Herzégovine était la préfiguration concrète de l'Europe que nous souhaitions. Il n'en reste que quelques villes, assiégées, bombardées, asphyxiées, dont Sarajevo. » Ne confondons pas l'Irak et la Yougoslavie; comprenons simplement que tailler à même l'Irak actuel des territoires kurde, sunnite et chiite permettrait peut-être aux États-Unis de s'extraire du guêpier irakien, mais accablerait l'Irak de nouvelles malédictions.

Il y a risque à écrire la constitution des autres.

Laurent Laplante

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URL : http://www.cyberie.qc.ca/dixit/20040108.html

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