Dixit Laurent Laplante, édition du 15 décembre 2003

La moralité du pouvoir

Le « politiquement correct », comme s'il ne trouvait pas une satisfaction suffisante à dévaster son domaine propre, entretient des liens privilégiés avec le socialement frileux, le financièrement muet et l'historiquement censuré. S'il pouvait tout bloquer, il le ferait. Il convient donc de le ranger fermement au placard si l'on veut observer dans l'actualité l'inquiétante absence de moralité qui déferle dès que les contrepoids font défaut. À Washington, à Ottawa et à Québec se sont mis en place, en effet, des pouvoirs auxquels fait défaut la notion même de moralité. La rectitude politique pèse cependant si lourd sur la parole d'aujourd'hui qu'on voudrait lui interdire d'affirmer que, à ces trois paliers du pouvoir, le roi est flambant nu. Parlons quand même.

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Commençons par celui qui arrive à peine dans le cercle des décideurs : Paul Martin, couronné premier ministre canadien après avoir été interminablement le vizir qui voulait devenir calife à la place du calife. M. Martin eut certes un rôle dans l'orientation des finances canadiennes au cours des récentes années, mais on ne peut imputer à son seul jugement les décisions qui conduisirent le pays à équilibrer son budget aux dépens des plus vulnérables. Désormais, le poids politique des choix et celui des résultats retomberont en totalité sur ses épaules. À en juger par son comportement récent, la vigilance s'impose.

N'allons pas, sous prétexte qu'il s'en va, canoniser Jean Chrétien. À sa mesure, il fut aussi peu démocrate que possible, aussi amoral également. Ce n'est pas parce qu'il a recyclé son exécuteur des basses oeuvres en diplomate au Danemark qu'il faut jeter le manteau de Noé sur la vénalité institutionnelle tolérée et même encouragée par M. Chrétien. Cela dit, on doit redouter que M. Martin fasse pire. Changement de ligue, réseaux plus bancaires qu'hôteliers, fréquentations si systématiques de lieux comme Davos qu'elles ont rendu à jamais poreuses les cloisons entre politique et conglomérats, tout cela va jouer. Déjà, on demeure songeur (euphémisme!) devant le lucratif souper-bénéfices qui a permis à Paul Martin de réduire de trois millions l'endettement du Parti libéral. Pareille levée de fonds ne sera plus tolérée par la loi dans un mois, mais Paul Martin a jugé décent de commettre d'urgence l'acte qui sera techniquement illégal tout à l'heure. Étrange moralité qui accorde plus de poids à un texte qu'à la conscience.

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Depuis son accession au poste de premier ministre québécois il y a huit mois, Jean Charest répète comme un mantra qu'il a reçu un mandat clair du peuple québécois. Ce qu'il fait, les Québécois lui auraient demandé de l'accomplir. À moins d'une irrévocable cécité, M. Charest triture consciemment la vérité. D'une part, tout n'était pas explicite dans le programme libéral de la dernière élection; d'autre part, le gouvernement de M. Charest a déjà bafoué plusieurs des engagements explicites de ce même programme. Le mandat, en d'autres termes, n'est qu'un mauvais alibi. Certes, on s'attendait à un virage à droite, mais jamais la population n'a béni d'avance le saccage qu'effectue le camp Charest. Si M. Charest a reçu un mandat clair, il l'a discrètement obtenu du patronat à l'insu de l'électorat.

Le scrutin dont parle M. Charest peut s'interpréter de diverses façons. Aucune ne fonde l'affirmation péremptoire dans laquelle se drape M. Charest. L'opinion québécoise a tant fluctué au cours des mois précédant l'élection qu'un simple changement de date au calendrier électoral aurait tout aussi bien pu valoir au Québec un gouvernement de l'ADQ (Action démocratique) ou une reconduction du Parti québécois. Si mandat il y eut, d'autres partis ont failli obtenir un mandat différent presque au même moment.

À certains égards, M. Charest méritait la victoire lors du scrutin précédent plus que cette fois-ci. En effet, le Parti libéral y avait obtenu plus de voix que le Parti québécois et n'avait subi la défaite qu'en raison d'une distorsion du vote populaire qui fait honte à notre démocratie. On remarquera, en outre, que l'élection d'avril n'a vu aucun gonflement du vote libéral, mais plutôt une croissance de l'ADQ qui, une fois encore, n'a pas obtenu le nombre de sièges qu'elle méritait. Affirmer que l'élection du Parti libéral découle d'un solide attachement de l'âme québécoise aux orientations de M. Charest, c'est retourner à Molière : « Et voilà pourquoi votre fille est muette... »

L'application éminemment sélective des engagements libéraux achève d'invalider le diplôme ès auscultation des coeurs que M. Charest tente de s'autodécerner. Les cadeaux fiscaux ne seront pas livrés à la date fixée. Les centres de la petite enfance rencontreront sur la voie de leur développement des difficultés jamais annoncées. L'antisyndicalisme virulent qui emporte le régime Charest ne rugissait pas non plus dans le programme. Même les tenants des défusions municipales ne souscriraient pas aux félicitations complaisantes que M. Charest fait descendre sur lui. Dénaturer délibérément la description du réel, cela a un nom.

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Aucune réflexion sur la moralité politique ne serait complète sans référence à George Bush. Un élément s'ajoute cependant qui donne à la semaine écoulée une coloration inattendue : le mensonge et l'arrogance étaient au poste autant que d'habitude, mais les deux ont semblé hésiter sur les choix les plus souhaitables.

Il y eut, en effet, des flottements nombreux. Les États-Unis ont tour à tour brandi la menace du protectionnisme face aux importations de produits chinois, puis calmé le jeu. Après avoir frappé de droits outranciers l'acier du Japon et de l'Europe, la Maison-Blanche a, de la même manière, renversé la vapeur. Dans le cas des contrats découlant de la reconstruction (?) de l'Irak, l'indécision s'est manifestée en sens inverse. À peine Colin Powell avait-il assuré certains pays du pardon américain que le Pentagone le contredisait brutalement : non, les pays réticents lors de l'invasion de l'Irak n'auraient aucun contrat. Situation suffisamment confuse pour qu'il en soit question lors de la dernière conversation entre le président Bush et Jean Chrétien. Pendant ce temps, le sempiternel problème du bois d'oeuvre accouchait d'une nouvelle anomalie : en dépit du traité de libre-échange et des règles de l'OMC, le Canada ne serait soustrait aux droits compensatoires qu'à condition de ne pas occuper plus de 31 pour cent du marché américain et d'abandonner aux États-Unis une bonne moitié des droits illégaux déjà versés par les entreprises canadiennes. Les Canadiens auraient d'ailleurs bien tort de se plaindre : les contrats accordés à Halliburton lèsent les concurrents américains aussi...

Il n'est donc pas d'engagement qui tienne, pas de signature qui engage vraiment le gouvernement américain, pas de cohérence entre le discours libre-échangiste et la pratique protectionniste. Moralité?

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Faudrait-il donc se décourager? Pas que je sache. Au palier fédéral, un nouveau cabinet se met en place, mais dans des circonstances telles qu'on peut lui refuser les habituels « cent jours de grâce » normalement accordés à un régime débutant. La proximité d'un scrutin rendrait masochiste un tel sursis. En plus, il n'est pas nécesaire d'attendre pour comprendre que tout relèvera du bureau du premier ministre et que cette extrême centralisation profitera seulement à ceux dont Paul Martin, depuis toujours, a fait ses amis. On peut préparer dès maintenant la résistance et le contrepoids. Tant mieux!

Au Québec, la résistance est déjà en marche et elle étonne par sa vigueur et la diversité de ses soutiens. Déjà, l'énervement conduit le premier ministre Charest à des grossièretés de langage dont il néglige de s'excuser. Déjà, le simplisme gouvernemental connaît des ratés : quand des milliers de parents défendent les centres de la petite enfance, M. Charest perd le droit d'imputer l'effervescence à la seule grogne syndicale. À condition que le mouvement de résistance contrôle ses gestes et n'aille pas se donner tort sur la forme alors qu'il a raison sur le fond, le gouvernement de M. Charest échouera à déborder Duplessis par la droite. Pire encore, le premier ministre libéral ferait bien d'ajuster le tir, car ses déclarations de guerre risquent de produire des effets inattendus : ses excès, comme diraient les marxistes, créent les conditions objectives propices à la mise sur pied d'un parti politique de gauche. Il n'en faudrait pas beaucoup plus, en tout cas, pour que naisse enfin ce parti et que le Québec force M. Charest à réinterpréter son pseudo-mandat.

Quant à M. Bush, il aura sans doute noté qu'Al Gore, l'aspirant démocrate qui l'a devancé d'un demi-million de voix lors du dernier scrutin, penche désormais vers Howard Dean : la convergence entre la fougue un peu erratique du candidat Dean et l'establishment démocrate rend possible, là aussi, l'espoir d'un contrepoids.

À défaut de moralité, le contrepoids demeure la seule solution.

Laurent Laplante

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URL : http://www.cyberie.qc.ca/dixit/20031215.html

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