Dixit Laurent Laplante, édition du 10 novembre 2003 (texte corrigé à 11 h 45)

Partout et toujours l'antisémitisme?

L'antisémitisme a bon dos. On peut lancer l'accusation de façon contondante contre celui qui cite encore le Protocole des sages de Sion, mais aussi contre quiconque critique Ariel Sharon ou s'inquiète des méthodes de l'armée israélienne. Et celui que percute l'accusation doit rougir de honte comme si l'on avait prouvé sa participation active à l'holocauste. Le débat public s'en trouve muselé, car il devrait être possible, sans passer pour raciste, de juger que Jean Chrétien n'a jamais eu une notion claire de l'honnêteté intellectuelle, que le président Chirac est en sursis de jugement, que son collègue Berlusconi ne sait pas ce qu'est la diversité de la presse et que la politique pratiquée par Ariel Sharon est un motif d'inquiétude. Au lieu de crier à la propagande haineuse quand l'opinion européenne voit dans les gestes israéliens une menace à la paix, mieux vaudrait prendre une longue respiration et vérifier si l'antisémitisme, à lui seul, explique ce verdict.

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Rappelons quelques données s'il est encore temps de faire appel à la raison. Un sondage mené dans quinze pays européens ausculte l'opinion au sujet d'une quinzaine d'États : lesquels, d'après le public, constituent les plus grandes menaces à la paix? À l'étonnement de plusieurs et au scandale du gouvernement israélien, c'est le nom d'Israël qui est mentionné le plus souvent. Cinquante-neuf pour cent des personnes interrogées expriment l'opinion qu'Israël est l'État qui menace le plus la paix. Israël proteste aussitôt et se dit victime de propagande. (En Israël même, 21 pour cent des gens considèrent leur propre pays comme une menace à la paix. L'Iran arrive premier, Israël 12e.) Gênées et repentantes, les plus hautes autorités européennes présentent leurs excuses.

Le sondage mérite certains reproches au chapitre de la méthodologie, mais pas au point d'invalider l'ensemble ou d'en faire un complot haineux. De façon discutable, le sondage ne s'intéresse qu'aux États, ce qui laisse dans l'ombre aussi bien la résistance palestinienne que les mouvements apatrides comme al-Qaeda. De plus, le sondage réserve sa question à un groupe limité de pays, jugeant ainsi qu'un certain nombre d'États ne suscitent aucune crainte dans la communauté internationale. De fait, il faudrait une infinie paranoïa pour ranger la Suisse, la Suède ou le Canada parmi les pays qui font peur. Par contre, le sondage englobe dans son questionnement tous les États dont les intentions ont été décrites comme belliqueuses ou comme faisant partie d'un nébuleux « axe du mal » : Corée du Nord, Iran, Libye... Si une autre question avait demandé de comparer la peur engendrée par un État agressif à celle que répand un réseau comme al-Qaeda, on aurait dissipé certains malentendus. On n'aurait pourtant pas empêché qu'Israël soit, parmi les États, celui d'où peuvent venir les plus grandes menaces pour la paix.

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Reste à savoir si l'opinion européenne a raison de prononcer un tel verdict. Le demander entraîne vers des nébulosités croissantes. D'une part, un sondage d'opinion publique, par définition, cherche à entrevoir ce que pense une population, non à établir le bien-fondé d'une thèse. On trouverait sans peine des dizaines de sondages révélant qu'une majorité de personnes, dans tel pays, croient à l'existence de Satan ou aux visites périodiques d'extraterrestres. Nul ne songerait à présenter des excuses à une quelconque divinité pour l'adhésion populaire à ces lubies. D'autre part, il se peut, ce qui donnerait du poids à la véhémente protestation d'Israël, que l'opinion publique réagisse en fonction des influences, peut-être détestables et même racistes, qui se sont exercées sur elle. Dans le débat actuel, auquel participent avec véhémence des intellectuels de divers horizons, bien malin qui pourra dire qui, de l'Israël de Sharon ou des inconditionnels islamiques, tolèrent le moins bien la critique, crient le plus vite au racisme des opposants et conditionnent le plus efficacement l'opinion publique. À première vue, on ne voit cependant pas comment on pourrait accuser les Palestiniens et même le monde arabe dans son ensemble d'alimenter un lobby de poids comparable à ceux d'Israël. Que la mouvance islamique soit déterminante dans certaines résolutions de l'ONU, c'est probable, mais le sondage dont il est ici question s'est déroulé dans des pays européens nettement moins sensibles à ce credo.

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On en arrive ainsi - même si, répétons-le, l'opinion agit selon ses humeurs et les influences ressenties et même si elle se trompe souvent - à s'interroger sur le bien-fondé de la réponse offerte par quinze pays européens. En d'autres termes, est-il aberrant et imputable à la seule propagande islamique que 59 pour cent des Européens considèrent qu'Israël menace la paix plus que, par exemple, l'Iran ou la Corée du Nord? La réponse, me semble-t-il, ne peut être que négative : ce sentiment, éminemment contestable, n'a rien de farfelu.

Encore là, aurait dit saint Thomas, il faut distinguer. Que des régimes comme ceux de la Libye, de l'Iran ou de la Corée du Nord entretiennent des projets belliqueux, cela saute aux yeux. Que Saddam Hussein ait ardemment désiré se doter de l'arme nucléaire, cela aussi est plus que probable. On ne voit d'ailleurs pas en quoi est scandaleux le désir de tel ou tel pays de posséder une arme que d'autres possèdent. Le problème n'est pas dans le désir, mais dans la possession de l'arme et dans la capacité de s'en servir. Si le désir de se joindre au club nucléaire suffisait à transformer un État en menace à la paix, c'est par dizaines qu'on recenserait les épées de Damoclès. Si, au contraire, la menace ne devient réelle qu'au moment où un pays possède l'arme ultime et affirme son droit de l'utiliser, Israël se situe d'emblée dans une catégorie à part. Cette différence m'apparaît capitale et j'ai tendance à croire que nombre des Européens interrogés l'ont eue à l'esprit en répondant au sondage : beaucoup de pays aimeraient user de la force, mais ils ne la maîtrisent pas suffisamment pour provoquer l'affrontement; Israël constitue une menace parce que l'État hébreu possède un des plus puissants arsenaux nucléaires au monde, parce qu'il accorde fréquemment préséance à la force sur le droit et parce qu'il jouit d'une protection américaine qui équivaut à l'impunité. Différences vérifiables. Et inquiétantes.

La menace israélienne est d'autant plus réelle que le gouvernement militaire d'Ariel Sharon démontre chaque jour qu'il se soucie peu de la souveraineté des États voisins. Non seulement les Palestiniens subissent le joug d'une armée d'occupation aux comportements honteux, mais les frontières de la Syrie, de la Jordanie, du Liban sont considérées par Israël comme inexistantes. Les derniers jours ont d'ailleurs confirmé que la paix ne fait pas partie des solutions envisagées par le gouvernement Sharon. Quand Genève accueille et encourage des pourparlers officieux entre Palestiniens et Israéliens favorables à la paix, la réaction du premier ministre Sharon en est une de fureur et la Suisse est accusée de tous les crimes. Il importe assez peu aux yeux de Sharon que Kofi Annan se réjouisse du fragile espoir suscité par ce dialogue. Il se trouve même un député du Mafdal (parti national religieux) pour réclamer la peine de mort contre ceux qui cherchent à Genève à revigorer l'espérance.

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Même s'il demeure possible que l'opinion exprimée par les Européens dans le cadre d'un sondage soit teintée de préjugés, Israël ne peut s'étonner qu'on lui prête des intentions guerrières. Divers pays ruminent des projets de vengeance, mais n'ont pas suffisamment de ressources militaires pour qu'on doive s'en inquiéter beaucoup. En revanche, Israël a la force, Israël use de la force, les États-Unis avalisent les abus de force israéliens. Est-il raciste de juger que les diverses menaces contre la paix ne méritent pas la même inquiétude?

Laurent Laplante

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URL : http://www.cyberie.qc.ca/dixit/20031110.html

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