Dixit Laurent Laplante, édition du 6 novembre 2003

Des balances à plateau unique

De notre époque dite réaliste, on attendrait des bilans équilibrés, des évaluations mettant en parallèle coûts et bénéfices, des conclusions fondées sur la comparaison du recto et du verso. Certes, la tendance lourde va dans cette direction, mais les bilans à colonne unique sont malgré tout si fréquents qu'on ne sait à quoi imputer leur popularité. Ils surgissent, en tout cas, en n'importe quel contexte, aussi couramment dans l'évaluation d'une guerre que dans l'interprétation des sondages, aussi volontiers dans l'escamotage de retombées indésirables que dans l'embellissement artificiel des corollaires souhaités. Et aucun camp idéologique n'a le monopole de ces distorsions.

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À la lecture des sondages qui révèlent une érosion implacable de la popularité du président Bush, il s'en trouve plusieurs pour prédire péremptoirement sa défaite lors des élections présidentielles. D'avance, on estime que l'histoire se répétera et que Bush II tombera, comme Bush I, en raison d'une voyante inaptitude à gérer correctement l'économie américaine. Si la prédiction se formulait jusqu'à maintenant à voix basse ou seulement dans les cercles d'adversaires politiques, ce n'est plus le cas. Depuis que les sondages placent le président Bush sur un pied d'égalité avec l'éventuel candidat démocrate, il s'en trouve plusieurs pour propulser déjà à la Maison-Blanche un président démocrate.

C'est aller un peu vite en besogne. La question clé du sondage qui provoque ces prédictions ne les justifie pas. Certes, au stade actuel, la moitié des Américains expriment leur intention de ne pas voter en faveur de Bush, mais on ne saurait en conclure que l'autre moitié va converger avec enthousiasme vers l'éventuel aspirant démocrate. Je peux, par exemple, détester Bush cordialement, mais n'entretenir aucune admiration pour le spectaculaire Wesley Clark. Si les démocrates choisissaient l'ex-général, je serais fortement tenté de ne pas voter. Si le choix du candidat démocrate mécontente une partie de ceux et celles qui ne veulent plus entendre parler de Bush, l'électorat républicain demeure intact, tandis que celui des démocrates diminue. Un sondage qui oppose une personnalité dûment identifiée à un candidat encore inconnu surestime la popularité du « chevalier masqué ». Tout en paraissant à égalité avec l'éventuel candidat démocrate, le président Bush jouit probablement d'une avance. Du moins pour un temps encore.

Il en va de même pour l'autre chef d'État écorché par les ratés de l'invasion de l'Irak, Tony Blair. Que le mécontentement soit palpable dans l'électorat britannique et jusque dans les rangs des travaillistes, c'est une évidence. De là à conclure que Tony Blair sera défait à la prochaine élection, il y a une marge. Les conservateurs l'ont si bien compris qu'ils liquident cyniquement leur chef actuel pour « manque de charisme ». Les problèmes de Tony Blair n'auront aucune conséquence électorale si l'opposition ne se muscle pas. Prédire une défaite travailliste est encore prématuré.

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Le décompte des soldats étasuniens tués en Irak constitue un autre exemple de constat partiel et trompeur. Chaque jour ou presque, les médias dénombrent les pertes infligées aux armées américaine et britannique depuis le jour où le président Bush a sifflé la fin des grandes opérations, mais personne ou presque ne fait l'effort de chiffrer les morts irakiennes. C'est pourtant par milliers que des Irakiens sont tués, blessés ou emprisonnés. Des milliers de civils ont été tués sans même que les forces d'occupation fassent l'effort de compter les cadavres. Chaque jour, les mines antipersonnel estropient des enfants sans jamais susciter plus qu'une occasionnelle mention dans les comptes rendus pondus par la propagande de la « coalition » (?) et relayés par une presse servile. Deux ou trois cents morts dans l'unique colonne du bilan, silence du compte rendu à propos des milliers d'Irakiens liquidés ou déchiquetés. Balance à plateau unique.

Pendant ce temps, l'Afghanistan aussi fait l'objet d'évaluations fragmentaires et myopes. Nulle part, en effet, n'apparaît dans le bilan comptable les terribles conséquences d'une reprise du commerce de l'opium. Les taliban, dont nul ne vantera les méthodes, avaient tout de même anéanti la culture et le commerce de l'opium dans le territoire soumis à leur férule. On peut penser qu'un peu partout dans le monde l'approvisionnement des trafiquants s'en ressentit, tout comme on peut présumer que les forces policières subissent aujourd'hui le choc des milliers de tonnes d'opium afghan. Ce n'est pas regretter la défaite des taliban que de demander combien coûte en lutte contre le crime la reprise de la production afghane. Travail policier, activité judiciaire, surpeuplement des prisons, autant de coûts découlant du déboulonnage d'un régime détestable, mais systématiquement absents du bilan. Se pourrait-il que le nombre de vies gâchées par l'opium afghan dépasse, et de beaucoup, les deuils causés en septembre 2001? Où est la deuxième colonne du bilan?

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Déjà inadéquate dans des domaines quantifiables, l'évaluation comparative des coûts et des bénéfices devient carrément aléatoire quand elle concerne des impondérables. Elle est pourtant aussi nécessaire, sinon davantage. Les partis politiques du Québec n'en sont visiblement pas convaincus.

Le Parti québécois (PQ), qui a attendu jusqu'à la fin de son deuxième mandat avant d'ouvrir un chantier sur la démocratisation des institutions politiques, vient d'opposer une fin de non-recevoir à l'Action démocratique du Québec (ADQ). Non, le PQ ne facilitera pas les choses à un adversaire qui a obtenu 18 pour cent du suffrage. Non, on ne l'aidera pas à obtenir le budget de recherche auquel ont droit les partis qui atteignent le seuil des 20 pour cent. Non, on ne le laissera pas partager la période des questions de façon plus généreuse. En plus d'être mesquin, le calcul péquiste est mauvais : le PQ grignote des minutes dans la période des questions, mais plus personne ne le croira quand il parlera de réformer les institutions démocratiques en les poussant vers une forme de proportionnelle. Petit avantage, gros risque.

L'ADQ ne fait pas beaucoup mieux quand elle s'amourache soudain du nationalisme. Le calcul, en effet, est douteux : on espère détourner du PQ une part de l'électorat nationaliste québécois, mais on contredit tout ce que l'ADQ a déjà proféré à ce propos. Pour un parti qui promettait un renouvellement des débats politiques, le pari est aventureux.

Quant au Parti libéral du Québec (PLQ), il découvre, en quelques mois de pouvoir, à quel point les promesses racoleuses d'une campagne électorale ont tendance à hanter le parti qui leur doit sa victoire. En promettant de restituer à leur ancienne autonomie les villes que le gouvernement précédent avait fusionnées de force, le PLQ a suscité des attentes irréalistes chez les opposants aux fusions. Le PLQ tente aujourd'hui de prouver qu'on peut défaire une omelette et retourner chaque oeuf dans sa coquille. Autre calcul incomplet.

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Comment ne pas s'étonner de la double myopie que révèlent ces évaluations mal foutues? D'un côté, les décideurs politiques, consciemment ou non, ne voient et ne montrent qu'une face de la médaille; de l'autre, le bon peuple succombe, scrutin après scrutin et téléjournal après téléjournal, aux mirages de la pensée magique et des affirmations les plus mal fondées.

Manque d'éthique et de lucidité chez ceux qui possèdent le pouvoir et l'information; pitoyable crédulité chez ceux qui refusent d'assumer le « devoir d'information » qui ferait d'eux des citoyens.

Laurent Laplante

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URL : http://www.cyberie.qc.ca/dixit/20031106.html

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