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Dixit Laurent Laplante
Québec, le 30 octobre 2003

Barbarie, fanatisme et bêtise

Quel que soit l'angle choisi ou le lieu observé, rares sont les motifs de réjouissances offerts par l'actualité. À tel point que l'observateur doit s'obliger à des pauses périodiques et se demander si c'est le réel qui dérape ou si ses cauchemars personnels lui brouillent la vue. Sous réserve des quelques embellies auxquelles l'espoir doit s'accrocher, nous vivons, je crois, une triste descente vers une barbarie faite de haine inextinguible, d'arrogance et de bêtise. Pas partout, pas dans une majorité des consciences, mais dans un trop grand nombre des centres de décision. Barbarie en Irak, haine et fanatisme au Proche-Orient, bêtise au Canada, autant de lieux sur lesquels le regard ne se pose qu'avec étonnement, inquiétude et de grands doutes sur l'éthique des décideurs.

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L'Irak, après trente ans de dictature et d'ostracisme, a entamé ce qui devait être l'ère de la libération et de la reconstruction et qui devient un temps d'anarchie, d'atomisation sociale et de colonisation. L'occupant américain, auquel le pays pardonnerait beaucoup si sa voracité engendrait au moins la sécurité et les services essentiels, confond toutes choses et indispose tout le monde. Au sein de la population, la bouderie, l'ambivalence, l'attentisme cèdent la place à l'agressivité. Volontairement obtus, l'occupant persiste à imputer les attentats aux nostalgiques de Saddam Hussein, ce qui achève de l'accréditer devant les Irakiens comme un incompétent ou un menteur. Rien qui puisse rapprocher ce peuple d'un retour à la souveraineté ou qui puisse au moins conduire le colonisé et le colonisateur à respecter les vraies priorités du pays.

Au contraire. L'incompréhension et la méfiance créent un tel vide qu'une violence au visage masqué peut s'attaquer aux cibles et symboles les plus divers et tuer Irakiens et étrangers avec une égale barbarie. Ce qui déconcerte et enlève une certaine volubilité aux innombrables spécialistes des études stratégiques, ce sont, en tout cas, les attentats perpétrés à Bagdad contre l'ONU et la Croix-Rouge (Croissant-Rouge). À la rigueur, on pouvait comprendre que les opposants aux occupants étasuniens s'en prennent aux policiers irakiens considérés comme des « collabos ». En revanche, rien ne préparait l'opinion à ce que l'ONU et la Croix-Rouge soient frappées de la même manière. Une conclusion se dégage, qui fait peur : la guerre, qu'elle s'avance sur les chenilles des blindés ou derrière les cagoules de la guérilla urbaine, a secoué toutes les contraintes que le dernier demi-siècle prétendait lui imposer par ses conventions. Sans jamais avoir posé un geste menaçant, un Irakien peut être abattu par un GI nerveux ou disparaître dans des prisons où les droits humains s'évaporent sur le sol comme une ondée dans le sable du désert. De même sont frappés des professionnels de l'aide humanitaire dont le seul tort consiste à alléger une misère que certains veulent canaliser contre l'étranger. Combat extrême d'où sont évacués les acquis humanitaires.

On pointe du doigt al-Quaéda sous prétexte que ce réseau est le seul capable d'orchestrer des attentats simultanés. J'ai pourtant connu un matin à La Paz où le Sentier lumineux en avait synchronisé une bonne dizaine.

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L'espèce d'hypnose scandalisée suscitée par les attentats barbares contre l'ONU et la Croix-Rouge empêche de prendre pleinement conscience des propos et du comportement qu'Israël se permet pendant ce temps. Des liens existent pourtant entre les deux fronts. Des liens qui concernent les mouvements stratégiques, mais aussi des influences d'ordre idéologique. On entrevoit à peine les premiers, on ignore les secondes. Dans le premier cas, on soupçonne ce que visent les « fuites contrôlées » au sujet des attentats à craindre en Arabie saoudite, des centaines de terroristes syriens, des tunnels reliant la résistance palestinienne et l'Égypte. La « feuille de route » israélienne, plus crédible que l'autre, se lit presque à l'oeil nu. Et les grands médias, dociles ou myopes, préparent l'avènement du pire.

Dans le second cas, la relation est, pour un temps du moins, encore discrète. L'idéologie est pourtant au travail. Quand les dirigeants israéliens déclarent que nul agitateur palestinien n'est à l'abri « où qu'il se cache », on devrait comprendre que la présomption d'innocence vient de connaître un autre recul, que la légitime défense englobe désormais l'attaque préventive, que les populations civiles ne pèsent rien dans la préparation d'un assassinat ciblé, qu'aucun des « asiles traditionnels » n'est à l'abri. De fait, les professionnels de la santé sont, depuis longtemps, privés de leur indispensable liberté de mouvement, les hôpitaux sont envahis et fouillés, les ambulances présumées guerrières et traitées en conséquence. La guerre n'a plus besoin d'attendre un prétexte, aucun archiduc n'a à mourir pour que débute la mitraille, il suffit qu'un gradé assuré de l'immunité juge menaçant le regard d'un paysan privé de ses oliviers. L'effort pour civiliser quelque peu l'assaut éternel des humains contre les autres humains perd du terrain.

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Qui a amorcé ce retour de la guerre à ses excès les plus barbares? La question, elle aussi, est éternelle. Le théâtre et les épopées de la Grèce antique sont pleins de ces haines qui roulent de génération en génération et qui opposent des peuples qui ne savent même plus ce que l'ancêtre a pu commettre ou subir. Fatalité qui oblige les descendants à haïr et à tuer. Fatalité qui ne desserre ses griffes que lorsque l'un des descendants, en panne de haine, se précipite dans le temple d'Athéna, y trouve un asile sacré et invente l'impossible, c'est-à-dire le pardon.

Revenons à la relation idéologique. Un virus se répand qui persuade les faucons américains et israéliens que, en tant que détenteurs de la vérité et de la civilisation, ils ont le droit et le devoir d'adopter ce qui était, jusqu'à récemment, le comportement des barbares. Le même virus contamine les opposants à l'occupation de l'Irak : leur cause - leur haine - autorise le franchissement de toutes les limites. George W. Bush, la Croix-Rouge, l'ONU, tous agglutinés, tous indésirables, tous attaqués. À quoi bon ergoter, analyser, nuancer? À quoi bon les conventions, les protocoles, les traités, la parole donnée? Jénine et Rafah justifient les assauts contre l'ONU et la Croix-Rouge; septembre 2001 légitime Guantanamo. Athéna est en lointaines vacances.

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Le Canada d'aujourd'hui dans cet aplatissement des dimensions morales? Il se contente de la bêtise et d'une suavité mensongère. Les péchés mortels ne sont pas à sa portée, car ils requièrent consentement éclairé et connaissance suffisante du mal. On ne sait ce que le Canada a dit à Colorado Springs. On ne sait pas à quelles missions il prépare son armée. Mais on sait, en revanche, quatre fois plutôt qu'une, que son élite politique a rendu poreuse la frontière entre l'intérêt personnel et le service public. Elle est risible et pitoyable, en effet, l'excuse constamment offerte (à Québec aussi) par le ministre qui, « sur le coup », n'a pas jugé bon de refuser l'avantage offert par des intérêts privés.

Peccadilles, dira-t-on. Non, car il suffira d'une plus grosse tentation pour que les dégâts s'aggravent. D'ailleurs, peut-être les dégâts sont-ils déjà dramatiques. Demeurons à proximité des enjeux mondiaux et de l'érosion du droit international. Quand un ministre daltonien ne voit pas la différence de couleur entre l'intérêt personnel et celui de l'État, pourquoi soupçonnerait-il qu'une nuance doit être établie et préservée entre la légitime défense d'un pays et l'agression maquillée en mesure préventive? Et pourquoi un Canada daltonien dénoncerait-il le passage d'une couleur à l'autre? Malhonnête et bête à défaut d'être malhonnête et puissant.

Laurent Laplante
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