Dixit Laurent Laplante, édition du 27 octobre 2003

Qui parle de reconstruction?

Tout est empreint d'ambiguïté dans cette réunion de Madrid qui vise à réunir des fonds censément destinés au relèvement de l'Irak. Réunion de pays donateurs, nous dit-on. Il est pourtant clair que plusieurs pays se sentent arnaqués plutôt qu'invités poliment à la solidarité. Plusieurs des pays sollicités souhaiteraient d'ailleurs obtenir de meilleures garanties quant à l'identité réelle de celui qui, après avoir passé le chapeau, va orienter les « dons ». Quand, en plus, un flou plus qu'artistique entoure les projets auxquels les « dons » seraient affectés en priorité, on comprend que les chéquiers tardent à s'ouvrir. Ajoutons, pour faire bonne mesure, que le secrétaire général de l'ONU, Kofi Annan, au lieu de dissiper les équivoques, se livre présentement à des louvoiements aux visées imprévisibles.

--------

Version officielle, cette rencontre est rendue nécessaire par la désorganisation dont souffre l'Irak. Nul n'émettra le moindre doute au sujet de la décadence - il n'y a pas d'autre mot - subie par l'Irak en l'espace de trente ans. Qu'on répartisse selon telle ou telle échelle les dommages causés par la dictature de Saddam Hussein, ceux qu'a entraînés l'embargo imposé au pays pendant une décennie par la communauté internationale et les conséquences des deux interventions militaires contre le pays, peu importe : un pays dont les infrastructures n'avaient autrefois rien à envier à celles des voisins fait aujourd'hui figure de miséreux même parmi des collectivités peu prospères. De l'espérance de vie à l'alphabétisation, toutes les statistiques irakiennes témoignent d'un recul. Si, tout de même, le doute affleure, ce n'est donc pas à propos du dénuement irakien. L'ambivalence résulte plutôt des motifs inavoués de cette étrange levée de fonds. S'agit-il d'aider l'Irak ou de réduire la ponction que l'occupation de l'Afghanistan et de l'Irak exerce sur les finances américaines? Doute justifié.

À dire vrai, le doute peut s'étendre aux évaluations fournies au sujet des ressources et des besoins de l'Irak. Prévoir des revenus autonomes d'une douzaine de milliards quand on ne réussit pas à maintenir d'un jour à l'autre une production pétrolière stable relève de la simple hypothèse. Comment, en effet, croire à la justesse d'un budget établi sous la dictée de l'occupant par un conseil provisoire dont certains membres viennent tout juste de rentrer en Irak? Quand, d'autre part, les besoins irakiens sont évalués à plus de 55 milliards pour les quatre prochaines années, la tentation est forte de soupçonner que ces chiffres proviennent d'une Banque mondiale sur laquelle pèse toujours la tutelle étasunienne.

Ce n'est encore là, malgré tout, qu'une partie de la nébuleuse financière irakienne. Ainsi, des pressions s'exercent pour que soit réduite ou radiée la colossale dette irakienne que le pays ne peut évidemment pas acquitter dans un avenir prévisible. Comme par hasard, des pays comme la Russie ou la France supportent les ardoises les plus lourdes, tandis que les États-Unis auraient assez peu de sacrifices à faire. Devinez qui insiste le plus pour que le peuple irakien soit soulagé de cette hypothèque.

--------

Mais, si les États-Unis sont à la fois le quémandeur et l'évaluateur des besoins, que vient faire l'ONU dans cette galère? Plus brutalement, à quel jeu s'adonne Kofi Annan? Là aussi, il est difficile de ne pas évoquer des hypothèses inquiétantes.

Kofi Annan, à la surprise générale, était sorti de sa réserve il y a une quinzaine pour critiquer ouvertement les premiers projets de résolution soumis par la diplomatie américaine au Conseil de sécurité. Certains avaient d'ailleurs estimé que le secrétaire général de l'ONU allait trop loin et dépassait largement le mandat d'un exécutant. C'était oublier que le secrétaire général de l'ONU a le pouvoir (et le devoir) de refuser son accord lorsque la sécurité des personnels relevant de lui est mise en danger. Après l'attentat qui a frappé l'édifice de l'ONU à Bagdad, Kofi Annan avait les meilleures raisons du monde de mettre les freins et il a saisi l'occasion. Il eut raison, mais il n'est pas dit que les faucons de la Maison-Blanche le lui ont pardonné.

Quand le Conseil de sécurité approuva de mauvaise grâce, mais à l'unanimité, l'ultime mouture de la résolution américaine, Kofi Annan, à court de cartouches, n'avait plus qu'à réintégrer le cadre circonscrit d'un fidèle secrétaire général. Il se retrouve aujourd'hui dans une position désagréable : après avoir exprimé les doutes les plus sérieux quant à la pacification actuelle de l'Irak, le voilà en train de tisonner la générosité de la communauté internationale. Puisque l'ONU n'a rien à dire dans la gouverne du pays, mais porte une responsabilité sur le front de l'aide humanitaire, l'ONU, en un sens, ne fait que son devoir en tendant la main. Kofi Annan verse pourtant dans l'équivoque quand il demande de l'argent frais et déclare que la reconstruction de l'Irak doit commencer avant même que le peuple irakien ait retrouvé sa souveraineté. Après un débordement dans un sens, en voici un en sens inverse.

Sur cette lancée, Kofi Annan, bon gré mal gré, devient auprès de la communauté internationale une caution dont il faut sonder la fiabilité. L'ONU, en effet, présente comme preuve de sa compétence et de sa liberté de manoeuvre le fait qu'elle a surveillé pendant des années le régime « pétrole contre vivres ». Plusieurs pays, dont la France, pourraient pourtant rappeler que ce régime a duré trop longtemps en raison de l'entêtement étasunien et qu'il a produit plus que sa part d'effets pervers et d'indignités. Il faudrait également garder en mémoire que, de l'avis d'une ONG britannique (Christian Aid), une certaine « osmose » fonctionne déjà trop bien entre l'exploitation du pétrole irakien et le Fonds de développement de l'Irak contrôlé par les États-Unis. Et se rappeler que, des 55 milliards dont il est question, les vingt milliards censément versés par les États-Unis échappent totalement au regard de l'ONU et serviront non pas à la reconstruction, mais au renforcement de la sécurité et à la protection de l'industrie pétrolière. Comment l'ONU pourrait-elle garantir la transparence de l'opération?

De critique, Kofi Annan devient endosseur.

--------

Selon les chiffres disponibles, la réunion de Madrid ne carbure donc ni à la compassion ni à la solidarité. Aux côtés des 47 pays dont plusieurs tentent de se soustraire aux exigences étasuniennes, 332 transnationales courtisent les donneurs d'ordres et cherchent à secouer l'emprise de Halliburton et de Bechtel sur les contrats irakiens. On en déduit sans grand risque d'erreur que la voirie passera avant les hôpitaux et les équipements de surveillance avant l'éducation.

Reconstruire un pays, est-ce que cela ne commence pas par l'école, l'hôpital, l'eau potable?

Laurent Laplante

__________

URL : http://www.cyberie.qc.ca/dixit/20031027.html

ACCUEIL | ARCHIVES | ABONNEMENT | COURRIER | RECHERCHE

© 1999-2003 Laurent Laplante et Les Éditions Cybérie. Tous droits réservés.