Dixit Laurent Laplante, édition du 23 octobre 2003

Un terrorisme qui bloque la réflexion

Qu'il s'agisse de l'ONU ou de l'OMC, que la réunion se déroule à Cancun ou à Bangkok, qu'il soit question de concertation ou de droits fondamentaux, tous les débats internationaux portent désormais sur un seul thème : le terrorisme. Il arrive, comme vient de le faire le premier ministre canadien à Bangkok, qu'on veuille sauver la face et imputer les problèmes commerciaux au terrorisme, mais l'astuce ne trompe personne : dès l'instant où le président Bush se manifeste quelque part, l'ordre du jour perd toute signification. De toute façon, il ne sera question que des moyens de combattre le terrorisme. Non seulement ce n'est pas le seul défi que doit relever l'humanité, mais les stratégies américaines de lutte contre le terrorisme ne visent pas nécessairement à le réduire.

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À côté de la menace réelle que constitue le terrorisme, des drames sollicitent vainement l'attention du monde entier. On pense au sida qui, convenons-en, ne touche vraiment l'opinion que s'il s'attaque aux pays riches; il ne trouble guère l'indifférence tant qu'il limite ses hécatombes à l'Afrique ou à l'Asie. On pense au commerce de la drogue qui contraint des pays pauvres, au prix de leur dignité et de leur paix sociale, à satisfaire la demande concentrée dans les pays riches. On pense à la pauvreté abjecte qui bouche les horizons de millions d'enfants et qui impose un véritable esclavage à des populations entières. Faut-il vraiment que les 3 000 morts des tours jumelles fassent oublier les millions de vies gâchées, écourtées, brisées? Ce n'est pas manquer de respect pour les victimes de septembre 2001 que de déplorer l'usage honteux qui est fait de leur mort. Elles n'ont pas demandé le deuil exclusif qu'on leur voue. Consacrer les rencontres de Bangkok aux manifestations les plus flamboyantes du terrorisme, c'est ignorer le plus grave.

D'autres drames se dissocient moins aisément du terrorisme. On pense aux conflits qui, en Afrique et dans une partie de l'Asie, dressent pays et clans les uns contre les autres. Souvent, les tueries sont perpétrées par l'intermédiaire d'enfants-soldats à la solde de petits ou grands chefs de guerre. Drogués jusqu'à l'insensibilité, coïncés entre l'inexistence et la pratique d'une cruauté juvénile débridée, ces enfants pillent et tuent parce que rien n'existe pour eux qui puisse symboliser la justice et la paix. Pour obtenir des bijoux, pour s'approprier les ressources naturelles, les pouvoirs publics de ces pays ont été assujettis à mille exigences financières, vidés de leur légitimité, poussés au bout de leurs rêves de corruption. Sans surprise, le vide politique est comblé par une multiplication d'armées privées. Palabrer dans les centres de congrès internationaux sans jamais aborder vraiment ces drames, c'est accorder au terrorisme une préséance gênante.

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Les stratégies mises de l'avant pour contenir et résorber le terrorisme font craindre que, à partir d'un problème réel, mais pas unique, on amplifie le problème au lieu de le régler. Qu'on aime ou pas l'État, on devra admettre qu'il fut, au cours des siècles récents, un facteur de stabilité. Nombre d'élus firent main basse sur la richesse nationale, mais, malgré toute leur voracité et leurs intentions perfides, ils ne causèrent pas plus de dégâts que les conglomérats du secteur privé. Les décombres de l'empire soviétique sont là pour témoigner que les apprentis-sorciers de la mondialisation sauvage inscrivent dans la colonne des progrès le passage de la dictature au crime organisé, la transition du goulag au Chicago des années 30. Qu'il soit au moins permis de dire ceci : en affaiblissant l'État partout dans le monde, ce n'est pas la stabilité qu'on a accrue, ni la transparence, ni l'équité.

On a agressé le pouvoir étatique, exactement comme on a attaqué la dictature de Saddam Hussein, c'est-à-dire sans se demander par quoi on le remplacerait ou comment. On a agenouillé les États, mais, ce faisant, on a créé le vide. On connaît la suite implacable : la nature déteste le vide. La table était mise pour le déferlement des ambitions incontrôlables, les luttes intestines, les tractations entre les caïds locaux et les avant-gardes des intérêts pétroliers et gaziers. Cela est si courant et si aisément observable qu'on s'étonne de... l'étonnement! Dans le contexte créé par l'affaiblissement des pouvoirs publics, les groupes terroristes ne pouvaient que naître et prospérer. Que le terrorisme se répande dans un monde minutieusement vidé du pouvoir politique, comment s'en étonner?

Attention, me dira-t-on. Des pays comme la Libye n'ont pas subi l'érosion ni la fragmentation dont il est ici question. Ils ont plutôt pratiqué, discrètement ou pas, un terrorisme d'État. D'autre part, me dira-t-on encore, le fondamentalisme islamique ne résulte pas d'un affaiblissement des États et il incite lui aussi à l'agression contre le grand Satan.

Soit, des nuances s'imposent. Une remarque toutefois. Rares sont les dictatures qui se sont installées par leurs seuls moyens dans les pays pauvres ou au développement différé. Nombreux sont, en revanche, les régimes qui, en Iran par exemple, ont d'abord été la protestation d'une culture contre ce qu'on pourrait appeler une culture d'occupation. Certes, il arrive que la mosquée contribue à l'exacerbation des instincts, mais n'oublions pas que l'occupant débarque le plus souvent avec la plus arrogante ignorance du sol où il imprime la marque de ses godillots. Lire The Prize balaiera tout doute à ce propos. Entre l'insaissable caïd afghan et le très visible Kadhafi, peut-être la différence dépend-elle de la taille plus que de la nature. Ce qui laisse les deux face à la tentation du terrorisme.

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Que faudrait-il faire? Certaines avenues, nettement ouvertes, demeureront désertes. Pour la présente administration étasunienne, le terrorisme est, en effet, un merveilleux levier. La menace, réelle mais gonflée à plaisir, permet les raccourcis, les mesures d'urgence, l'utilisation de l'aide humanitaire comme méthode d'intimidation, le gonflement des dépenses militaires, les empiètements sur la vie privée, une offensive soutenue contre la liberté de la presse. C'est beaucoup et c'est surtout infiniment rentable pour qui conçoit son pouvoir comme une mission divine. À condition d'entretenir la crainte du terrorisme, au besoin en inventant d'introuvables armes de destruction massive, on rend permanente une profitable psychose de guerre.

On continuera donc à provoquer partout le choc inégal entre le mastodonte pétrolier ou gazier et l'État. On amplifiera au-delà du point d'ébullition la production et la vente des armes légères qui alimentent les haines tribales et transforment l'enfance en chair à canon. On remplira les rencontres internationales de discours fervents contre le terrorisme, mais on bloquera les protocoles sur les mines antipersonnel.

La méthode a déjà démontré sa redoutable efficacité. Personne, en tout cas, n'ose dire que le chantage au terrorisme est une forme raffinée de terrorisme. Et plus personne n'a le droit d'évoquer les autres problèmes.

Laurent Laplante

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URL : http://www.cyberie.qc.ca/dixit/20031023.html

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