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Dixit Laurent Laplante
Québec, le 16 octobre 2003

La vie dans une bulle

L'existence moderne présente tant de complexité que chacun d'entre nous ferme les yeux et les oreilles à de larges pans de la réalité. Pourquoi se pencher sur ce que, de toute façon, on ne comprendra jamais? Même repli sur soi face aux réalités trop cruelles. À quoi bon ressasser l'horreur si l'on n'y peut rien. De suppression en sélection, de tri en rejet, on finit par restreindre la vue et l'intérêt à un tout petit monde, à une bulle à l'intérieur de laquelle on ne conserve que le familier, le rassurant, l'intéressant. Le reste, on présume qu'il n'existe pas. Il y a cependant des rôles qui exigent le courage de voir. Par exemple, le poste de président des États-Unis. Celui qui a voulu ce poste et qui s'y cramponne n'a pas le droit de vivre dans une bulle et d'ignorer ce qu'il n'aime pas. George W. Bush n'est cependant pas le seul à souffrir de myopie sélective.

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En un sens, le fanatisme de l'actuel occupant de la Maison-Blanche a quelque chose de rassurant : l'homme est si convaincu de sa mission et de son bon droit qu'il maintiendra le cap, s'il le faut, jusqu'au naufrage final. En se bouchant les yeux et les oreilles, il ne saura jamais que l'opinion américaine se détache lentement de lui et que la communauté internationale apprend à dire non aux États-Unis. Pour le mieux et le pire, il ne s'ajustera pas, car rien ne perce sa bulle pour y éroder les certitudes fondamentales. Un peu trop vite, on a cru que l'homme, grandi par le tragique de septembre 2001, avait magiquement échappé à la vision texane du monde et appris par osmose la géopolitique mondiale. Ce n'est pas le cas. L'homme n'a pas changé, pas plus que n'ont évolué ses convictions : il y a l'homo americanus et il y a le reste du monde. Il y a le devoir présidentiel de mettre les États-Unis à l'abri et le droit étasunien d'intimider quiconque rêverait de contester l'hégémonie. Le reste? Inexistant, car situé à l'extérieur de la bulle.

À l'intérieur de la bulle, les principes les plus éprouvés prennent une autre coloration. La fin justifie les moyens. Le mensonge est une stratégie parmi d'autres. Le massacre de civils n'est mentionné que parmi les dommages collatéraux. La torture s'évalue selon sa rentabilité. Les prisonniers de guerre ressemblent en pire aux âmes mortes de Gogol. L'aide humanitaire obéit au même chantage que la prostitution...

Entretenir un dialogue avec l'homme enfermé dans sa bulle?

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L'isolement, qu'il origine de la géographie ou de la stratification sociale, engendre presque irrésistiblement un sentiment de supériorité. Ceux d'en dehors sont couramment considérés par les littératures nationales comme des Barbares. Le « survenant » ou le Juif errant, gens sans racines connues, inquiètent ou mystifient. Le mot par lequel les peuples isolés se désignent signifie souvent, rien de moins, l'Homme. Les autres ne feraient-ils pas partie eux aussi de l'humanité? Peut-être, mais pas au point de s'appeler Hommes eux aussi. Du peuple élu au peuple méprisant, il n'y a souvent qu'un pas. Tout juste un pas. Le major de l'Armée des Indes se préoccupait de son cricket plus que du système de castes et le Blanc de Rhodésie croyait le Noir inapte à la démocratie. Caustique, André Maurois disait de l'Anglais qu'il s'intéressait à l'inégalité des chevaux plus qu'à l'égalité des classes. Aujourd'hui encore, le moine du mont Athos parle à Dieu d'égal à égal et considère la femme comme un être inférieur. L'isolement crée une bulle qui déforme au regard tout ce qui, selon une simple rumeur, existerait de l'autre côté.

Quand ils mettent en commun les perceptions déformées que leur suggère leur statut d'isolés de haut vol, les États-Unis et Israël ont tôt fait de sous-estimer les valeurs et les humains que leur bulle réduit à un contour imprécis. Un Étasunien ne rendra jamais de compte à un tribunal international, mais les autres humains y seront déférés, aux frais de Washington s'il le faut. Au mépris de toute justice, les béliers mécaniques israéliens raseront les maisons et les plantations des parents de kamikazes. Les Américains en seraient, d'après The Independent, à la même pratique en Irak. Les deux gouvernements en arrivent par un triste cheminement à une même acceptation de la torture. On y recourt soi-même ou par bourreaux interposés au Liban ou en Égypte. À l'intérieur de la bulle, on veille à ne retenir de la torture que son aptitude à faire parler les terroristes. Camus écrivait pourtant ceci, il y a plus d'un demi-siècle :

...on doit aborder de front l'argument majeur de ceux qui ont pris leur parti de la torture : celle-ci a peut-être permis de retrouver trente bombes, au prix d'un certain honneur, mais elle a suscité du même coup cinquante terroristes nouveaux qui, opérant autrement, feront mourir plus d'innocents encore (Actuelles III, avant-propos).

Au creux de la bulle, une perspective répugnante s'accrédite : même si elle débouche peut-être sur des effets pervers, la torture est tolérable puisqu'elle s'exerce sur des êtres inférieurs. On ne torture bien, en effet, que ceux qu'on méprise. Le viol est d'ailleurs là pour rappeler que sa violence contient plus de haine et de mépris que de désir sexuel.

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Sur cette lancée, on ne s'étonnera pas que les apprentis-sorciers de l'administration Bush accordent plus d'importance aux dépenses étasuniennes qu'aux antagonismes viscéraux des autres nations. Puisqu'il faut alléger le fardeau américain avant l'élection présidentielle, on fait pression sur divers pays pour qu'ils s'agglutinent à la minicoalition anglo-américaine. La Turquie, voisine de l'Irak, membre de l'OTAN et candidate à l'intégration européenne, devient d'emblée une hypothèse avantageuse. La bulle fait oublier cependant que les Turcs ne peuvent pénétrer en Irak sans y soulever crainte et colère. Ce fait, même quand il est rappelé par un conseil provisoire irakien à la botte des Américains, ne trouble guère ceux qui, depuis l'intérieur de la bulle, ne voient pas la différence entre un Turc et un Polonais. De fait, la seule différence qui compte n'est-elle pas entre le statut de « citoyens de la bulle » et celui, globalement inférieur, de Barbares indifférenciés?

Racisme? Mais non. Simple supériorité intrinsèque.

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Changeons de terrain pour évoquer un instant une autre bulle et une autre hypocrisie. Le public québécois et ses médias ont violemment réagi à l'abattage public d'une vache et de son veau par un fermier menacé de déconfiture financière. Pas de mauvais traitements. Pas de lente torture. Seulement la balle meurtrière. Rien d'indigne comme à Guantanamo. Rien de très différent de l'activité quotidienne des abattoirs. Le scandale? On a montré ce qui existe, ce qui précède nos repas, ce dont tous profitent (sauf les végétariens), ce qu'on préfère cacher quand même. La scène n'était pas du meilleur goût, mais notre bulle doit-elle dramatiser cet abattage et faire oublier Guantanamo?

« Cachez ce sein que je ne saurais voir! », disait une autre époque.

Laurent Laplante


P.-S. Les hasards de la lecture viennent de me mettre en présence du Journal d'un inquisiteur publié en 1960 par Gilles Leclerc. J'y trouve le jugement suivant :

Le malheur des peuples élus c'est d'être ensuite gouvernés par des « revenants » ou des morts au détriment des vivants. (...) Le principe de l'immoralité d'une nation est congénital à la mythologie dont ses membres s'imprègnent (p. 291).

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