Dixit Laurent Laplante, édition du 13 octobre 2003

Affirmer ne devrait plus suffire, mais...

Une fois brisé le lien de confiance entre les élus et l'opinion publique, l'affirmation du pouvoir politique cesse de constituer une référence fiable. La démocratie, qui dépend de la crédibilité de ses mandataires autant qu'une banque vit du crédit dont l'honorent les déposants, perd tout droit à l'adhésion populaire dès l'instant où elle a été prise en flagrant délit de mensonge. Les médias vivent la même situation. S'ils préfèrent rogner la vérité pour ne pas sacrifier un ragot croustillant, leurs prétentions de quatrième pouvoir ne riment plus à rien. Cela, du moins, devrait être la rançon normale de l'emphase, de la tricherie, de la manipulation. Étonnamment, après d'innombrables mensonges à contenu politique ou médiatique, la crédulité populaire fleurit encore comme muguet au printemps. Pourtant, affirmer ne devrait plus suffire.

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À observer leurs votes, il semble bien que les législateurs américains soient les premières victimes de leurs mensonges. Démocrates ou républicains, ils ont avalé les mensonges de la Maison-Blanche au sujet de l'Irak, mais il ne semble pas, même dans le camp de ceux qui rêvent du déboulonnage de George Bush, qu'ils aient appris le leçon. Sur la foi du menteur patenté qu'est Donald Rumsfeld, ils ont engagé leur pays sur la voie de dépenses militaires littéralement insupportables. De cela, ils ne gardent pas rancune, car il suffit encore de quelques affirmations du secrétaire d'État à la Guerre préventive pour qu'ils votent de façon presque unanime des sanctions économiques contre la Syrie. Quand Donald Rumsfeld et les démarcheurs de l'État d'Israël prétendent que des centaines d'agitateurs syriens sont entrés en Irak et y mènent de meurtrières opérations terroristes, républicains et démocrates entendent l'affirmation comme une pure expression de la vérité. La parole d'un menteur surpris à maintes reprises en train de dénaturer les faits suffit encore à titiller la fibre patriotique des élus des deux camps.

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Quand le sénateur Kennedy ose dire à haute voix que l'aide américaine aux pays étrangers n'est rien d'autre qu'un instrument de chantage, l'indignation court comme un feu de forêt parmi les élus américains. Comment tolérer de telles insultes lancées contre la générosité étasunienne? Haro sur le Kennedy. Les démocrates, cette fois encore, acceptent la version mensongère de l'administration Bush et n'apportent à Kennedy qu'une approbation distante. L'examen du dossier ne requiert pourtant qu'un instant avant de devenir accablant. La Turquie est là qui, à elle seule, offre un témoignage dévastateur. Si elle laisse les troupes américaines traverser son territoire pour envahir l'Irak, elle recevra des milliards. Quand la Turquie refuse cette intrusion, les milliards s'évanouissent. Quand l'enlisement en Irak gonfle les dépenses militaires américaines, l'idée renaît de solliciter de nouveau la Turquie. Comme par magie, les milliards refont surface. On ne voit guère la différence entre une aide aussi conditionnelle et le comportement du client qui aborde la prostituée : « Je paie, tu te couches. » Aide humanitaire?

La vérité n'est pas davantage au poste quand il s'agit d'empêcher Israël d'affecter l'aide américaine à la construction de son mur de la honte. Comme la loi américaine, dans sa rigueur théorique, interdit que l'aide serve à de telles illégalités, on laisse courir le bruit que les États-Unis déduiront du montant de leur aide les sommes ainsi détournées de leur fin par Israël. La rumeur effectuera son tour de piste et s'essoufflera sans que frappe la moindre sanction. L'illégalité se perpétuera et le mensonge recouvrira jusqu'à l'oubli le détournement de fonds. Pourquoi n'en serait-il pas ainsi puisque déjà Israël verse dans son programme nucléaire militaire des fonds et des données scientifiques que la législation américaine défend de céder à des tiers. Par un malicieux retour de manivelle, les élus américains qui traitent la Turquie (ou d'autres pays) comme une prostituée calculatrice se font servir leur propre médecine : les démarcheurs de l'État d'Israël en sol américain intimident démocrates et républicains aussi allègrement que ceux-ci agenouillent la Turquie. Ils les menacent d'une défaite électorale s'ils dénoncent le mensonge. « Nous pouvons vous faire élire ou vous faire battre. Fermez les yeux et taisez-vous. » Rares sont ceux qui, comme Kennedy, assimilent franchement l'aide humanitaire au chantage; plus rares encore sont ceux qui dénoncent les mensonges de la politique américaine au Proche-Orient.

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Les médias ne sont pas davantage allergiques au mensonge. Ils le consomment sans sourciller et y ajoutent même les leurs. L'alternative, en effet, ne présente que deux branches : si les médias savent ce qui se passe et le dissimulent, ils se font complices du mensonge; s'ils ne savent pas, leur incompétence devient manifeste et ils nous trompent en nous garantissant l'information. On peut hésiter longtemps entre les deux hypothèses et l'on se résigne presque à envisager que les deux péchés soient commis simultanément.

Le mensonge d'État est devenu si opaque et si professionnel qu'on doit pardonner aux médias de ne pas tout savoir. En revanche, on ne saurait tolérer que les médias dissimulent leur impuissance. Le journaliste qui raconte l'Irak à partir des communiqués du Pentagone n'est peut-être pas fautif s'il n'a pas assisté en direct aux bavures américaines sur le terrain, mais il est certainement à blâmer s'il n'avoue pas qu'il n'a rien vu. Quand le journaliste ne se donne même pas la peine de dénombrer les cadavres irakiens qui entrent quotidiennement à la morgue de Bagdad, il perd le droit d'affirmer que la situation se « normalise ». S'il rassure quand même, il ment. Il se peut, et tous le comprendront, que la trouille l'empêche de circuler à Bagdad, mais il ment s'il omet de nous dire qu'il est terré dans son hôtel et n'a de fenêtre ouverte sur la réalité que celle que contrôle l'administrateur américain.

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Le journalisme d'enquête - terme que j'ai toujours considéré comme un pléonasme - est lui aussi en panne sèche. Pourquoi le Canada s'est-il abstenu de blâmer Israël pour ses menaces à l'endroit d'Arafat? On ne sait. Les États-Unis ont-ils, oui ou non, obtenu des renseignements de la Gendarmerie royale avant de déporter un ressortissant canadien vers la Syrie? On ne sait. Est-il exact, comme il fut écrit par Le Soleil de Québec, que 300 des 1 950 soldats canadiens expédiés vers l'Afghanistan se sont plutôt dirigés vers les Émirats arabes unis? Si oui, pourquoi? On ne sait. Que s'est-il passé, outre la déclaration étonnamment ferme de Kofi Annan, pour que les États-Unis, si fiers de leur nouvelle résolution sur l'Irak il y a quelques jours, aient suspendu les pressions visant à la faire adopter en catastrophe? On ne sait. Derrière les fermes objections de la Pologne et de l'Espagne au projet dela constitution européenne, doit-on déceler une volonté étasunienne de profiter de l'élargissement de l'Europe pour vassaliser l'OTAN encore davantage? On ne sait.

Parmi les tares médiatiques, il faut donc ranger aussi les péchés d'omission et ceux de diversion. On doit se rappeler, en effet, qu'il y a (au moins) deux formes de paresse : celle qui consiste à ne rien faire et celle qui consiste à faire autre chose... La seconde, parce que dissimulée, cause plus de dégâts. Confesser une danseuse de bar sous prétexte qu'elle s'entend mal avec son père ministre de la Justice, tout en faisant silence sur les soubresauts du cabinet palestinien, c'est paresse et diversion coupable. Examiner les risques sociaux n'exigeait pas ce voyeurisme. Répandre sans examen les prétentions du mensonge raélien et signaler ensuite, avec un retard de plusieurs mois, qu'il s'agit d'une arnaque, c'est ajouter l'irresponsabilité à toutes les formes de paresse. Multiplier les pages sur les coups de gueule et les états d'âme d'un coureur automobile, au lieu de mettre le public en garde contre une attaque frontale contre l'économie d'énergie, c'est empiler voracité, myopie, édulcorer la loi antitabagisme pour accommoder les adversaires de Kyoto, la démagogie et l'hypocrisie consomment leur alliance.

Le fin du fin, dans le cas des médias, ce sera, bien sûr, de pratiquer le mensonge et le racolage en première page et de se dédouaner dans les pages intérieures par quelques lignes vertueuses.

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Peut-on construire une société sur la méfiance à l'égard de tous ceux, élus ou informateurs, dont la fiabilité nous est indispensable? Je crains que ce soit possible, car à la mauvaise foi de certains intérêts correspond l'insondable paresse de ceux qui trouvent plus simple d'avaler les mensonges des menteurs les plus confirmés.

Laurent Laplante

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URL : http://www.cyberie.qc.ca/dixit/20031013.html

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