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Dixit Laurent Laplante
Québec, le 6 octobre 2003

Les gestes, les termes, les valeurs

Le thème s'impose de nouveau. Non seulement parce la vie et la mort touchent à la partie la plus intime de chacun et chacune d'entre nous, mais parce que, malgré le passage du temps et l'accumulation des analyses, l'équivoque continue de gauchir les débats au sujet du suicide et de l'euthanasie. À la délicatesse du sujet s'ajoute l'imprécision des termes. Étonnamment, ce sont peut-être les valeurs qui se ressentent le plus notablement des récents événements.

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Un décès violemment médiatisé a relancé en France le débat sur la mort volontaire. Gravement blessé lors d'un accident de la route il y a trois ans, Vincent Humbert, 22 ans, réclamait depuis longtemps qu'on mette fin à ce qui, selon lui, n'était plus une vie digne d'être vécue. Tétraplégique, aveugle, muet, Humbert n'exprimait sa pensée que par des pressions de son pouce droit dans la paume de l'interlocuteur. Il a néanmoins dicté ainsi un plaidoyer qui a paru en France sous le titre Je vous demande le droit de mourir. Aussi clairement que possible, il a formulé par ce truchement deux demandes : qu'on le laisse mourir et que sa mère, prête à lui fournir les moyens d'un suicide, ne soit pas inquiétée par la justice.

Les faits se sont ensuite télescopés. Le mercredi 24 septembre, la mère donne suite à la requête de son fils et ajoute à sa médication de quoi le plonger dans le coma. Le lendemain, le livre déferle en librairie. Dès ce même jeudi, la mère, qui avait été placée en garde à vue, est remise en liberté. Quant à eux, les médecins s'abstiennent de tout acharnement thérapeutique et le jeune homme expire.

Depuis lors, médias et analystes de toutes tendances réclament qui une législation sur l'euthanasie, qui une grande méfiance face à la tentation d'oublier le caractère sacré de la vie, qui l'abandon des procédures judiciaires d'abord envisagées contre la mère, Marie Humbert.

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On aimerait, quand la chair, le sang, la vie, la souffrance et la mort sont ainsi convoqués à la barre, pouvoir compter sur un vocabulaire univoque, serein, respectueux de toutes les sensibilités. Ce n'est pas le cas. Futile ou escamoté, l'effort pour donner un contour fiable aux diverses notions n'a pas conduit encore, la chose est manifeste, à une clarification des termes.

Il serait bien prétentieux de ma part de prétendre imposer mon vocabulaire aux éthiciens, moralistes et experts en soins palliatifs qui possèdent une compétence qui m'échappe. Je ne défendrais donc pas avec entêtement tel ou tel terme. En revanche, j'insisterai toujours pour que chacun dise avec la plus grande rigueur possible le contenu qu'il verse dans chaque terme. La formulation d'une réponse personnelle ou sociale acceptable aux diverses interrogations n'est possible qu'à ce prix. Qu'on substitue un autre terme au mien m'importe peu, à condition qu'on en déploie la signification exacte.

Pour ma part, le suicide est une chose, le suicide assisté en est une autre, l'euthanasie une troisième. Qu'on subdivise ensuite à l'infini chacun des trois domaines, sans doute est-ce utile et même nécessaire, mais pas au point d'homogénéiser l'ensemble. Que, par exemple, on distingue le suicide à portée politique du suicide voulu pour des motifs étroitement personnels, je veux bien. Qu'on oppose euthanasie passive et euthanasie active, je peux aussi le concevoir. À condition, toujours, qu'on tienne compte de la différence capitale entre le suicide et l'euthanasie.

Le suicide est le geste meurtrier, lucide ou désespéré, réfléchi ou improvisé, que pose une personne contre elle-même. On peut reprocher au suicidaire de ne pas tenir compte de l'exemple donné ou de s'arroger un pouvoir illégitime sur une existence qui a des responsabilités à l'égard d'autrui, mais on devra admettre que la personne a elle-même décidé de se donner la mort.

Le suicide assisté ne diffère du suicide que par l'incapacité du suicidaire à donner lui-même suite à son projet. Qu'il s'agisse de Sue Rodriguez ou de Vincent Humbert, le drame est le même : la personne souhaite en finir avec sa vie, mais n'a pas l'autonomie physique qui lui rendrait le suicide possible. Ne perdons pas de vue l'essentiel : dans le suicide assisté comme dans le suicide, la décision est celle de la personne qui va mourir. L'épithète (assisté) n'empêche pas le suicide qui requiert une aide externe d'être un suicide.

L'euthanasie, c'est autre chose. Dans ses meilleures interventions, elle constitue une forme de compassion, la volonté de mettre fin à la souffrance d'un être cher. Dans ses gestes les plus répugnants, elle constitue l'élimination ouatée d'êtres jugés inutiles. Dans tous les cas, elle confie la décision de devancer la mort à une personne qui n'est pas celle qui va mourir. L'euthanasie, dans mon esprit, diffère du suicide et du suicide assisté en ceci, qui est essentiel : la personne qui mourra n'est pas celle qui prononce la sentence de mort.

À mes yeux, par conséquent, Marie Humbert est impliquée dans un suicide assisté et non pas dans un geste d'euthanasie. Marie Humbert a obéi à son fils, elle n'a pas décidé à sa place qu'il avait suffisamment souffert. Pourrait-on au moins, après avoir accepté une même description du drame, le dénommer correctement?

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Même si l'on parvient à épurer les concepts et les mots, on sera encore fort loin d'un consensus sur les valeurs. Même la percutante et lumineuse formule offerte par le premier ministre français, Jean-Pierre Raffarin, ne mettra pas fin aux divergences. « La vie n'appartient pas aux politiques », a déclaré M. Raffarin. Belle affirmation qui comporte une part de fausseté. Elle dit vrai, selon moi, si elle signifie que les pouvoirs publics n'ont pas à punir la tentative de suicide ni l'aide apportée au suicidaire incapable d'agir seul. La formule, cependant, est insatisfaisante si elle oublie, par exemple, que la loi Kouchner est intervenue pour interdire les traitements médicaux rejetés par un patient. C'est à cette loi, et donc à un geste politique, qu'on doit la retenue des médecins auprès de Vincent Humbert. On entre ainsi dans le champ des valeurs et on ose espérer qu'un État civilisé y trouve sa place.

On aura compris, d'autant mieux que je n'en suis pas à mes premières lignes sur le sujet, que j'accorde une importance extrême à l'identité de la personne qui décide de la mort. Si celui qui entre dans la mort a lui-même choisi cette fin, que l'État se borne à interdire l'acharnement thérapeutique et à compatir. Si le suicidaire est empêché par son état physique de donner suite lui-même à son projet, que l'on considère la personne qui lui sert de bras comme un simple prolongement de sa volonté. Par contre, la décision de mettre fin aux jours de quelqu'un, même pour les émouvants motifs que peut brandir l'euthanasie, équivaut à un meurtre. Et l'État a le devoir de le dire.

Laurent Laplante
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