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Dixit Laurent Laplante
Québec, le 25 septembre 2003

Punir qui n'a pas péché

Les menteurs qui règnent à Washington et à Londres tonnent un peu moins ardemment ces jours-ci. Ce serait illusoire, toutefois, de les croire repentis et déterminés à tenter honnêtement de réparer leurs dégâts. MM. Bush et Blair éprouvent, certes, une certaine gêne à affirmer encore l'existence d'armes qu'on ne trouve toujours pas. Ils consentent même, maintenant que la confusion s'est enracinée, à relier moins intimement ben Laden et Saddam Hussein. Les objectifs poursuivis par une invasion injustifiée demeurent cependant les mêmes : un Irak dépecé selon les intérêts des conglomérats transnationaux et une mise au pas des pays, France comprise, qui refusent d'être aux ordres de l'hégémonie américaine. Ainsi les agresseurs se donnent l'absolution et punissent ceux qui n'ont pas péché.

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Comme il fallait s'y attendre et comme Bush I aurait pu le faire redouter à Bush II, l'économie américaine subit le contrecoup des activités militaires en Afghanistan et en Irak. À certains indices, la relance espérée semble désormais possible et même prochaine, mais les ambitions militaires pèsent si lourd sur les budgets et les esprits que l'investissement demeure quand même timoré. Tous les sondages confirment que l'opinion, qui demeure raisonnablement tolérante à l'égard de la personne de Bush, s'inquiète de la stagnation économique et se rebelle à l'idée de verser 87 milliards de plus dans les aventures moyen-orientales. Pour ces raisons d'ordre surtout économique, la réélection de Bush, assurée il y a six mois, est aujourd'hui à peine plus qu'une possibilité.

Le mensonge, érigé en politique par la Maison-Blanche, a-t-il contribué lui aussi à la lente désaffection de l'électorat américain à l'égard de Bush? Assurément, mais pas autant qu'on pourrait le croire. On ne croit plus à l'existence d'un arsenal irakien menaçant le monde, mais on endosse la thèse de Bush voulant qu'il faille sortir l'artillerie lourde dès qu'émerge un soupçon. Autant dire que l'aspect le plus inquiétant de la doctrine de la Maison-Blanche, la frappe préventive, convient à un électorat dont on entretient délibérément les craintes et les préjugés. Danger irakien ou pas, l'électeur américain aime que son président frappe vite. Qu'il frappe des ombres ne répugne pas à condition que les erreurs ne coûtent pas trop cher. Dans ce contexte, la stratégie républicaine se résume à ne plus proférer les mensonges qui ont épuisé leur efficacité et à chercher un allégement des coûts guerriers. D'où une demande passablement grossière adressée à l'ONU : « Payez et laissez-nous diriger les opérations. »

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Ils sont peu nombreux les pays assez téméraires pour résister aux ukases étasuniens. Lors de l'affrontement vécu par le Conseil de sécurité à propos de l'Irak, la Russie et la Chine penchaient du côté de la France, mais on laissait à Paris le redoutable « plaisir » de brandir le droit de veto des membres permanents du Conseil. L'Allemagne partageait le point de vue français, mais, n'ayant pas le droit de veto, elle n'avait pas à oser ce recours. Depuis lors, sur le ton de la taquinerie ou de façon presque officielle, le dépit américain s'est doté d'une formule : « Isoler la France, ignorer l'Allemagne, acheter les Russes. »

Pourquoi cet acharnement contre la France? On peut, à défaut de percer les raisonnements tordus des apprentis sorciers de l'équipe Bush, songer à divers motifs. Dans l'Irak que les troupes anglo-américaines viennent de dévaster et de renvoyer à son morcellement, la France détenait une part appréciable du commerce pétrolier. La diplomatie française, aisément cocardière, se délecte à dire à intelligible voix ce que d'autres capitales murmurent dans les corridors et ce n'est pas le flamboyant Dominique de Villepin qui mettra fin au culte français de la parole. À l'intérieur de l'OTAN, c'est la France qui joue les empêcheurs de danser en rond et qui défend, au grand dam des Américains, le droit de l'Europe d'opposer à l'hégémonie étasunienne une vision multipolaire du monde. À cela s'ajoute, malgré l'offensive anglosaxonne dans l'ancien empire colonial français, une influence persistante de Paris en Afrique et dans divers segments du monde arabe. Peut-être par déformation professionnelle, j'ajouterais à ces griefs retenus contre Paris l'agacement provoqué par la presse française en terre américaine. Alors que le gouvernement Blair tente d'intimider et de museler la très critique BBC, c'est dans certains médias français qu'on trouve de quoi contrebalancer la servilité des grands réseaux américains de télévision. Cela fait décidément beaucoup d'irritants.

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Paradoxalement, peut-être est-ce l'indiscipline budgétaire française qui accroît la vulnérabilité de l'hexagone. Le couple franco-allemand, auquel l'Europe doit l'émergence d'une plus grande coordination de ses États-nations, maîtrise présentement si mal ses déficits budgétaires que son leadership politique s'en trouve affaibli. Comment reprocher aux nouveaux membres de l'Europe politique leur flirt avec Washington quand la France et l'Allemagne viole les règles budgétaires qu'elles ont elles-mêmes définies? Et quand le premier ministre Raffarin privilégie la croissance plutôt que l'équilibre budgétaire, n'oblige-t-il pas une France lourdement déficitaire à s'engouffrer dans la vente aux enchères des avoirs irakiens? Car c'est la décision que vient de prendre l'administrateur américain de l'Irak, Paul Bremer. Sans jamais se préoccuper de ce que penseront les Irakiens quand ils reprendront la gouverne de leur pays, Bremer, en effet, invite à la curée : congé de taxes, privatisation de tout sauf le pétrole, tout y passe. Or, ne participeront à cet inacceptable encan que les pays disposés à soutenir rétroactivement l'agression contre l'Irak. Ceux qui voudront leur part des dépouilles devront les défendre militairement.

Pendant que l'économie oblige la Maison-Blanche à changer de ton, l'économie force la France à modifier sa politique. En se conduisant mal face à ses acolytes européens, la France perd les moyens de dénoncer ou d'entraver le comportement unilatéral de Washington.

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Après avoir formulé le bon diagnostic, la France risque fort d'avaliser la mauvaise thérapie. Elle avait raison d'exiger l'aval de l'ONU, tout comme elle demeure cohérente quand elle demande que l'Irak soit remis entre les mains des Irakiens dans les plus brefs délais. Elle aura le droit de se sentir injustement traitée quand, après avoir eu raison, elle devra laisser passer une résolution du Conseil de sécurité recouvrant d'une légitimité factice une agression irresponsable. Peut-être se rapprochera-t-elle de la croissance que souhaite le premier ministre Raffarin, mais il se peut aussi qu'elle reçoive une facture sans obtenir sa part du gâteau.

Que la France ne s'étonne pas de ce bref regard sur sa politique intérieure. Avec courage et lucidité, Paris a suscité des espoirs; on souhaiterait que la France se donne les moyens de ces espoirs.

Laurent Laplante
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