Dixit Laurent Laplante, édition du 18 septembre 2003

Cancun : virage, pause ou renonciation?

Le terme d'échec revient dans presque tous les comptes rendus portant sur la rencontre de Cancun. Cela n'en dit pas long sur les suites qu'aura cet avortement. On avait, en effet, prononcé un verdict analogue lors de la foire d'empoigne de Seattle, puis on avait remis la négociation sur ses rails et entrepris, selon un vocabulaire digne de la boxe, la « ronde » suivante. Qu'en sera-t-il cette fois? Même si, théoriquement du moins, Cancun laisse trois choix à l'humanité, c'est à une alternative passablement étanche que nous faisons face. Puisqu'il ne saurait être question de renoncer à raffiner sans cesse les règles du commerce, il reste à choisir entre la reprise du débat sur les mêmes bases et un dialogue plus respectueux des besoins fondamentaux des participants. Donc, virage ou simple pause. Préférons la première hypothèse.

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L'échec de Cancun ramène forcément en mémoire celui de Seattle. Il invite cependant à prendre conscience du chemin parcouru en quatre ans. Chemin considérable quant à la tonalité des échanges, mais aussi quant à la répartition des rôles et à la santé de certains acteurs.

Alors que le recours aux plaidoyers musclés avait alors semblé de mise au point d'inspirer les stratégies des rencontres qui se déroulèrent par la suite à Québec, à Gênes ou à Davos, Cancun a abouti au même gel que Seattle sans emplir les écrans et les esprits d'images brutales. Là où des groupuscules cagoulés jouaient un rôle équivoque de catalyseurs et de révélateurs, la patience et les astuces de négociateurs professionnels ont pris la relève. Le blocage a été aussi net, mais le pouvoir économique ne peut plus réduire la contestation au délire de marginaux échevelés. À une époque où tant de jugements se fondent sur les images, il est heureux que le discours dominant soit privé des photographies et reportages fracassants qui lui permettaient de discréditer les opposants.

L'autre changement, qui émergeait déjà à Seattle, a pris de l'ampleur : les alliances prennent le relais des protestations isolées et inaudibles. Le débat s'en trouve clarifié, mais des nuances et des spécificités se perdent dont il faut prévoir et peut-être redouter la réapparition. Les médias, et le public par corollaire, en profiteront peut-être pour dépasser la tendance au manichéisme qui les pousse à toujours raconter les débats de l'OMC comme un affrontement Nord-Sud. À cet égard, il est à peine plus satisfaisant de renvoyer dos à dos les États-Unis et l'Europe ou de dresser ces deux blocs de grande productivité agricole contre le reste du monde. Cancun n'a pas seulement opposé le Nord au Sud, ni l'Europe agricole à l'agriculture productiviste américaine. La rencontre a aussi montré qu'il y a plusieurs Suds, que le groupe de Cairns recrute ses membres aussi bien au Nord (le Canada) qu'au Sud (Brésil, Argentine, Uruguay, Paraguay), que le Sud-Est asiatique se tire assez bien d'affaires... C'est dans le reste de l'Asie, en Afrique et en Amérique centrale que se constatent la stagnation et même les pires reculs. C'est là aussi que les alliances tardent le plus à se nouer et à produire leurs effets. Un grand nombre des pays particulièrement démunis ne sont pas encore parvenus à s'expliquer. Ni entre eux ni à la face des privilégiés.

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Si le ton a changé et si la constitution de groupes donne un écho amplifié à certaines protestations, on n'a guère progressé dans la réflexion sur les spécificités de certains objets de commerce et, plus précisément, de ceux qui relèvent de l'agriculture. Face aux besoins humains, l'échelle de Maslow a pourtant eu le temps de faire comprendre que le droit de l'un à sa survie alimentaire doit passer avant la fringale de dividendes de l'autre. Le pain, le riz, l'eau sont synonymes de survie, mais ils sont aussi objets de commerce, avec le résultat que celui qui produit et possède ces biens en grandes quantités détient un pouvoir exorbitant sur ses clientèles. Cela compris, qui relève de l'évidence, la question n'est plus de savoir si l'agriculture doit être traitée comme tout autre domaine quantifiable, mais de reconnaître le devoir (pas seulement le droit) de chaque pays d'assurer l'alimentation de ses populations. Tant que l'on peut concilier le devoir de sécurité alimentaire de l'un et le droit qu'exerce l'autre de vendre ses surplus agricoles, qu'on le fasse. Si, toutefois, les exportations d'un pays producteur compromettent la sécurité alimentaire de pays moins nantis, la nécessité naît et grandit d'une échelle de valeurs. Des mesures salvatrices s'imposent alors pour que jamais le droit à l'alimentation et le droit au profit soient pesés dans les plateaux d'une même balance. L'OMC ou du moins certains de ses membres n'ont pas encore admis que l'essentiel de l'un est l'accessoire de l'autre. C'est ainsi que la vente en terre mexicaine du maïs américain subventionné est perçue par les États-Unis comme une louable retombée du libéralisme économique, alors que la même vente signifie pour le paysan mexicain le chômage et la famine. Le point de vue du paysan mexicain doit primer.

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La question n'est donc pas de privilégier sans répit le credo mercantile, mais de reconnaître que certains biens changent de sens selon les lieux, les besoins, les cultures. Privatiser l'eau, c'est oublier la double nature de l'eau. Engouffrer l'agriculture dans l'implacable logique marchande, c'est ignorer que le riz n'est pas seulement une denrée commerciale. Cela est si patent que même des sociétés aussi terrifiées par le vol que la France ou l'Angleterre des siècles écoulés ont fini par admettre que « voler pour se nourrir ne constitue pas un crime ». Il s'en trouve encore, pourtant, qui blâment pour crime de lèse-libéralisme le pays qui protège ses frontières pour que sa population mange. La question, dès lors, n'est pas de savoir s'il est sain de protéger l'agriculture et de la traiter en pleine conscience de sa nature hybride, mais de déterminer comment le faire et de préciser à quel moment, la faim étant vaincue, le commerce peut reprendre ses droits.

Consentir à de telles réflexions conduira à de déchirantes remises en question. Aussi bien au palier des consciences individuelles que dans la dimension collective. Ainsi, des pays comme le Canada ne doivent pas oublier (ni occulter) qu'ils font partie des privilégiés. Membre du groupe de Cairns, le Canada se situe parmi les 20 premiers exportateurs mondiaux, parmi les rares qui, depuis dix ans, ont gonflé leur « part de marché » (avec le Mercosur et l'Australie), parmi ces mieux nantis du groupe de Cairns qui dégagent de leurs exportations un excédent de l'ordre de 25 milliards. De la même manière, le producteur agricole, d'ici comme d'ailleurs, doit admettre le caractère souvent mixte de son travail. Il a le droit d'être protégé tant qu'il est au service d'une activité essentielle, mais ce droit s'amenuise quand le producteur n'est plus qu'un commerçant. La planification de l'offre est une stratégie à la fois intelligente et humaine tant qu'elle assure les productions vitales et réduit l'insécurité de la collectivité et des paysans; elle devient un corporatisme égoïste et trompeur si elle protège non plus des paysans, mais des commerçants contre la concurrence des pays pauvres. Ce sont là, je le sais, des propos qu'il ne faut pas tenir. Il est pourtant indispensable de consentir l'examen de conscience et d'admettre que l'activité agricole n'est pas uniquement un hommage à la vie, mais aussi un lieu commercial battu comme tous les autres par le soufffle de la gourmandise.

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Alors? Cancun ne met pas fin aux intempérances d'une mondialisation sauvage. Les pressions continueront et s'amplifieront. L'entente ne surviendra probablement pas à temps pour l'échéance fixée. Peu importe. L'essentiel sera d'aborder les prochaines étapes en raffinant notre perception de l'agriculture, en reconnaissant l'absolue nécessité des soutiens nationaux à la sécurité agricole et alimentaire, en identifiant courageusement et généreusement les manifestations de voracité corporatiste qui parasitent, ici comme dans d'autres pays excédentaires, l'activité agricole.

Laurent Laplante

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URL : http://www.cyberie.qc.ca/dixit/20030918.html

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