Dixit Laurent Laplante, édition du 15 septembre 2003

La glaciation israélienne

Dans les menaces lancées contre Yasser Arafat, peut-être faut-il tenir compte de l'habileté israélienne à manipuler l'opinion. Il n'en demeure pas moins que l'acharnement déployé contre le leader palestinien et la froideur avec laquelle est envisagée son élimination illustrent tristement la glaciation spirituelle qui s'abat sur Israël et sur nous en même temps. Car ce n'est pas seulement d'Arafat qu'il est question, mais d'une conception de l'Autre et de la coexistence qui réduit à bien peu de chose le contenu de l'humanisme.

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Même si cela nous écarte un instant de l'essentiel, notons d'abord l'imprécision des informations. Dans un premier temps, on a parlé du conseil des ministres israélien. Une majorité des membres du cabinet se serait prononcée en faveur de l'élimination - assassinat ou déportation - d'Arafat. Du seul fait qu'Israël fasse ainsi état périodiquement de la diversité des opinions au sein du cabinet d'Ariel Sharon, on doit comprendre que le parlementarime israélien traite la solidarité ministérielle d'une façon qui nous est peu familière. Dans la plupart des pays qui pratiquent le parlementarisme de type britannique, les divergences entre le premier ministre et certains de ses acolytes se solde le plus souvent par le départ des dissidents. On voit mal Tony Blair ou Jean Chrétien expliquer aux médias que douze des 20 ou 30 ministres ne sont pas d'accord avec la politique du chef de l'État! Pendant les périodes où le Canada vivait sous des gouvernements minoritaires, une mésentente grave au sein de la « majorité circonstancielle » faisait souvent comprendre que la coexistence tirait à sa fin. La « souplesse » israélienne permet de tenir simultanément plusieurs discours.

Ce n'est pas tout. Dans un deuxième temps, ce n'est plus du cabinet de Sharon qu'il était question, mais de son cabinet dit de sécurité. S'était-on trompé au départ en évoquant le conseil des ministres? Doit-on plutôt comprendre qu'il y a bien eu deux débats et non un seul? Le second groupe est-il appelé à porter jugement sur les conclusions du premier débat? Pourquoi le cabinet de sécurité ne tient-il pas ses réunions le premier et ne transmet-il pas ses recommandations au cabinet plénier qui les acheminera au parlement s'il le juge bon? On ne sait trop.

Il est difficile, s'agissant ici d'un personnage qui fait partie du décor et qu'Ariel Sharon déteste depuis des décennies, de prétexter l'urgence. Il semble, en tout cas, que le cénacle à mission sécuritaire fasse la part belle aux représentants de l'armée et laisse de côté un certain nombre de ministres élus. Instance nébuleuse et qui détonne dans un système censément démocratique; comme par hasard, elle amplifie l'équivoque. On aura d'ailleurs remarqué que la radio de l'armée (!) se mêle sans vergogne au débat censément démocratique et confirme le poids des généraux comme groupe de pression. Advenant l'assassinat ou la déportation de Yasser Arafat, il sera difficile de savoir, faute du débat que devrait tenir la Knesset, qui porte la principale responsabilité du crime.

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Car c'est d'un crime qu'il s'agit. Éliminer le président que s'est donné la communauté palestinienne, ce serait un crime de plus à porter au passif de la conscience israélienne. Débattre du mode d'élimination comme s'il s'agissait de choisir la date d'un pique-nique de députés, c'est oublier ce que signifie « complot en vue de commettre un crime ». C'est révéler et alourdir la glaciation sous laquelle le comportement d'Israël écrase et engloutit des acquis qui appartiennent non à un peuple, mais à l'humanité.

Éliminer Arafat, c'est, en effet, s'attaquer à l'un des rares symboles que conserve encore le peuple palestinien. On a fait disparaître la maison de Jérusalem qui permettait aux Palestiniens le contact avec l'extérieur. On a bombardé les équipements de radio et de télévision. On a saccagé et sali comme ne le ferait pas un carcajou les ordinateurs payés par l'Europe et grâce auxquels les Palestiniens préservaient de leur mieux une certaine mémoire collective. On a assassiné avec désinvolture des policiers palestiniens. On a terrorisé les familles des opposants en détruisant leurs maisons et en se vengeant sur elles des crimes imputables à d'autres. Le crime de « guilt by association » s'est érigé en nouvelle morale. Comme à Rangoon, on brime la liberté de circulation d'un élu. On maintient sous une surveillance humiliante et tracassière le quartier général du président palestinien et on décrète que cet élu ne rencontrera les diplomates étrangers que selon le tamisage israélien. À cette offensive qui se maquille en légitime défense au lieu de confesser ses visées provocatrices, il ne manquait que son couronnement : l'élimination de la seule figure palestinienne assez familière pour garder présente à la face du monde la souffrance palestinienne. La glaciation doit éteindre ce symbole.

Car, en fin de compte, que reproche-t-on à Arafat? Rien d'autre que son refus de mettre fin à l'intifada. Mais c'est là qu'on s'enferme dans une impasse : comment exiger d'Arafat ce que l'occupant israélien ne parvient pas à réussir, malgré ses prisons parfois dissimulées, malgré les milliers de détenus dont on extrait l'information, malgré l'assassinat pratiqué comme un sport? Au vrai, Arafat n'est coupable et détestable qu'à titre de symbole.

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En mettant tout en oeuvre pour que les excès et les crimes s'intègrent à la panoplie des recours légitimes contre l'insécurité et la violence, Israël s'en prend aux aspects les plus vitaux du patrimoine humaniste. Sa responsabilité est d'autant plus grande que le grand-frère américain tire profit et leçon des gestes israéliens. L'Israël de Sharon et les États-Unis de George W. Bush conjuguent ainsi leurs intérêts : le premier assassine en se sachant protégé par la toute-puissance américaine, le second, à l'écoute du régime qui lui sert de laboratoire politique et militaire, imite Israël dès que se tarit la protestation des défenseurs des droits fondamentaux. Un instant, le président américain se dit « préoccupé »; deux jours plus tard, il met ses pas dans ceux de Sharon. Il ne saurait en être autrement quand Sharon et Bush reçoivent les conseils des mêmes cerveaux dominateurs.

Ainsi s'étend la glaciation. La force, comme à la pire époque de l'histoire juive, prime le droit. L'adolescence même aliénée n'est plus une défense contre la peine de mort ou l'emprisonnement à perpétuité dans les limbes de Guantanamo ou telle prison numérotée d'Israël. Le soupçon pèse plus lourd que la présomption d'innocence ou le caractère public et serein de la justice. Le racisme institutionnel contamine non seulement la circulation dans les aéroports, mais les politiques d'accueil et d'immigration.

Israël n'est certes pas le seul pays à se mal conduire. Le caractère névralgique de sa relation avec l'hégémonie américaine lui fait cependant porter une responsabilité particulière : perpétré par Israël et avalisé par la Maison-Blanche, un crime comme le serait le déboulonnage brutal d'Arafat ne suscite plus la réprobation scandalisée qui serait de mise. C'est ainsi que se caractérise une ère glaciaire.

Laurent Laplante

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URL : http://www.cyberie.qc.ca/dixit/20030915.html

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