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Dixit Laurent Laplante
Québec, le 8 septembre 2003

Aider les Irakiens sans nuire aux autres?

Colin Powell insiste pour faire croire que le président Bush a assoupli sa position à l'égard de l'ONU et les médias, docilement, répercutent la fausseté. Les États-Unis, en fait, n'ont jamais eu d'objection à expédier à la communauté internationale la facture de leurs expéditions guerrières. On ne voit d'ailleurs pas pourquoi ils renonceraient aujourd'hui à leur typique « réorientation des coûts », puisque la première guerre contre l'Irak leur a valu, grâce aux contributions des alliés, un bénéfice de quelques milliards. La question qui se pose à propos de l'Irak concerne donc autre chose qu'un inexistant virage dans les visées de l'hégémonie. Il s'agit de trouver, si possible, la façon d'alléger le fardeau du peuple irakien sans fournir aux Américains les ressources requises par leur prochain débordement.

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Aux yeux du président Bush et de son équipe, l'ONU, Conseil de sécurité compris, n'est qu'une nuisance. Depuis une petite éternité, les États-Unis garde l'organisme sous perfusion sans pourtant se priver de le discréditer et de l'affamer. On lésine sur les cotisations, on coupe les vivres si une émanation de l'ONU se préoccupe trop directement de limitation des naissances, on torpille les protocoles et conventions qu'approuve le reste de la comunauté internationale, on empêche les condamnations de l'ONU de s'appliquer à Israël, on milite contre la création d'une cour pénale internationale, etc. Rien dans ce bilan ne permet le doute : la Maison-Blanche, même avec un locataire démocrate, méprisait l'ONU; sous occupation républicaine, elle a érigé en doctrine la détestation de l'ONU.

Dans le cas de l'agression contre l'Irak, les apprentis-sorciers de l'équipe Bush ont constamment tenu le même discours arrogant. Ou l'ONU obéit, ou l'ONU aura démontré son inutilité. Lorsque le Conseil de sécurité, fouetté par les exigences d'un trio de pays européens, a refusé d'être traité en figurant servile, les États-Unis ont conclu que, après tout, ils n'avaient nul besoin de l'aval de l'ONU.

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Il faut aujourd'hui une exégèse bien imaginative pour déceler dans l'appel de Colin Powell et de son président un quelconque attiédissement du mépris américain à l'égard de l'ONU. On doit plutôt constater, ce que les médias semblent incapables de faire, que le mépris étasunien atteint de nouveaux sommets. Lors de la première attaque contre l'Irak, les États-Unis de Bush I avaient l'appui de la communauté internationale et leur action constituait une riposte légitime à l'invasion du Koweit par Saddam Hussein. Dès lors, un certain partage des coûts se justifiait. Cette fois, la « coalition » n'en est pas une, les États-Unis n'ont aucun endossement digne de ce nom et aucune preuve n'a été offerte des intentions belliqueuses de l'Irak. La demande est pourtant la même qu'il y a une décennie : « Veuillez payer! » Les Américains prennent d'ailleurs soin d'insulter ceux dont ils demandent la contribution. Non, les donateurs ne partageront pas l'autorité avec l'armée d'occupation. On devrait voir aisément que l'ONU est traitée aujourd'hui avec un dédain accrû. Pas l'inverse.

On devrait voir également quel motif incite les États-Unis à faire appel à l'ONU. Il n'y en a pas d'autre, je le crains, que l'argument pécuniaire. Alors que Bush II voit approcher la date de la grande évaluation politique, le sort subi par Bush I attire forcément l'attention et titille les mémoires. Le vainqueur de la première guerre contre l'Irak a perdu la présidence pour cause de difficultés économiques. Or, les difficultés que rencontre Bush II sont bien pires et s'amplifieront encore à moins que d'autres pays réparent à leurs frais les gaffes américaines. D'où la demande.

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Il serait tentant d'abandonner les apprentis-sorciers américains à leurs déboires et de décliner une invitation qui déshonore autant ceux qui la formulent que ceux qui la reçoivent. Ce serait toutefois, ainsi que le rappellent avec générosité et sérénité bien des analystes, punir le peuple irakien poour le plaisir douteux de frotter les oreilles des matamores de l'équipe Bush. C'est là que l'on touche au coeur du problème et qu'on ressent la plus troublante ambivalence. D'une part, ce pays dévasté a droit à une aide massive, non seulement des Américains, mais aussi de tous ceux qui, comme le Canada et combien d'autres pays, ont maintenu contre la population irakienne un embargo inutile et interminable. D'autre part, tout répit accordé aux dépenses militaires américaines risque fort d'être aussitôt investi dans une nouvelle invasion américaine contre la Syrie, l'Iran, la Corée du nord ou quelqu'autre État jugé « voyou » par le plus voyou de tous. Ce qui se passe en Afghanistan montre tristement qu'il ne s'agit pas là d'un procès d'intentions. Les sommes promises pour la reconstruction ne sont pas versées et les États-Unis figurent parmi les pays qui trahissent le plus aisément leurs engagements à cet égard. L'arrivée de contingents étrangers permet pourtant à l'armée américaine de remanier ses responsabilités à son gré, de se décharger sur d'autres du soin de rendre Kaboul (et non l'Afghanistan) à peu près sécuritaire et de constituer déjà la force de frappe requise pour la prochaine poussée de fièvre.

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Aider le peuple irakien sans aider les États-Unis à reconstituer son inquiétante masse critique de soldats et d'armement ne sera pas facile. L'invasion américaine a renvoyé l'Irak à ses démons traditionnels et il n'est pas dit que l'ONU parviendrait à les enchaîner mieux que les Américains. Les trois grands blocs que la diplomatie britannique a autrefois regroupés de force sous un même drapeau obéissent aujourd'hui à des forces centrifuges comparables à celles qui ont sévi ailleurs après la disparition des dictatures de Tito ou de Staline. Des groupes opposés par l'ethnie ou la religion se résignaient à la coexistence parce que la détestation du tyran constituait un dénominateur commun entre les factions. Saddam Hussein déboulonné, les forces kurdes, sunnites et chiites retournent à leur anciennes détestations. La guerre civile et religieuse se prépare, pendant que les erratiques occupants américains reproduisent sans même s'en rendre compte la politique de Saddam Hussein. Ils prétendent redonner le pouvoir aux Irakiens alors qu'ils le redonnent aux soldats et aux policiers grâce auxquels le tyran maintenait l'ordre.

Maintenant que les États-Unis ont poussé le pays au bord de la guerre civile, les choix se raréfient. Les États-Unis ont fait la preuve de leur aptitude à gagner les guerres et à rendre les paix impossibles; ils ne tiennent d'ailleurs même pas à rétablir l'ordre et à redonner à l'Irak un statut de vrai pays. Quant aux Irakiens, ils reviennent à leurs divisions, mais la majorité sait que seuls ceux qui l'ont opprimée depuis trente ans ont les redoutables talents militaires et policiers requis pour réprimer l'anarchie. Parier sur eux comme les Américains le font, c'est recréer, en plus colonisé, l'Irak de Saddam Hussein et brimer de nouveau ceux qui l'ont été sous son règne.

Les Nations unies là-dedans? Elles ne pourraient pas grand-chose face aux forces telluriques que les apprentis-sorciers de la guerre préventive ont libérées. Preuve est déjà faite qu'elles seraient identifiées à l'occupant américain et traitées en conséquence. L'ONU peut seulement, en forçant les États-Unis à vivre avec les conséquences et les coûts de leurs gestes, empêcher la perpétration de nouveaux cataclysmes. Le peuple irakien souffrira encore et cela fait mal au coeur. Mais il ne souffrira pas moins si l'ONU se jette dans le malstrom, pendant que les États-Unis gardent le pétrole irakien et profitent de la contribution internationale pour préparer une autre calamité.

Laurent Laplante
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