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Dixit Laurent Laplante
Québec, le 4 septembre 2003

L'information laser

Certains cerveaux sont ainsi faits qu'ils savent tout d'un segment minuscule du réel et rien du reste. Semblables au laser, ils concentrent toute leur attention et leur énergie en un point et ignorent littéralement tout le reste. Tant que cette propension se borne à faire naître des collectionneurs monomaniaques ou à engendrer les sottises qui remplissent le Guinness, on peut s'en moquer. On peut même se réjouir qu'existent de telles intelligences quand elles suscitent de fécondes intuitions scientifiques. En revanche, cela tourne au drame quand l'information, devenue laser, ne s'occupe que d'un seul événement à la fois. On oublie alors qu'un train peut en cacher plusieurs autres. La manipulation s'en trouve facilitée.

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Prenons comme exemple l'enlisement américain en Irak. Chaque jour, le décompte des pertes américaines se poursuit. Un ou deux morts de plus, quelques dizaines de blessés, quelques lancers de grenades... Cette comptabilité n'est suspendue - et encore! - qu'en cas d'attentats majeurs contre l'édifice des Nations unies et à la sortie d'une mosquée. Le lendemain, le décompte reprend, soulignant lourdement à chaque étape que les Américains ont maintenant perdu plus de soldats depuis la fin officielle des hostilités que pendant la conquête du pays. Bref, on sait tout d'un des moins importants aspects de la tragédie irakienne. Information laser.

Pendant ce temps, nul ne s'intéresse à une population souvent privée de services essentiels et qui dépend aujourd'hui de l'aide internationale encore plus qu'au temps des sanctions des Nations unies. Nul ne visite le site Internet où l'on tente, malgré les silences honteux des militaires américains et britanniques, d'évaluer combien de milliers de civils irakiens sont morts au cours de l'agression ou depuis. On ne se préoccupe pas davantage des centaines de déchiquetages causés par les milliers de mines antipersonnel récemment ajoutées par les « libérateurs » sur un territoire déjà couvert de pièges. Information laser, sélective et cruelle.

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Quant à l'Afghanistan, même les pays qui, comme le Canada, y expédient des troupes, ne savent pas ce qui s'y passe. De temps à autre, une dépêche affirme qu'un groupe de talibans a été décimé par les tirs des « alliés », puis, sans suite ni précision, on se rendort. Aucun député fédéral ne se donne plus le mal d'interroger le gouvernement canadien sur la nature exacte de la participation canadienne. Compte tenu des réponses offertes dans le passé par les hommes politiques responsables de l'armée, il serait sans doute cruel de jeter ces gens hors de leur torpeur et de les obliger à s'informer. On doit cependant se demander quelle préparation mentale et culturelle reçoivent les militaires canadiens appelés à servir en Afghanistan quand on apprend ceci : des soldats ont protesté avec véhémence quand un de leurs officiers, en réponse aux questions des journalistes, a déclaré s'attendre à ce que les pertes canadiennes se situent entre cinq et dix hommes. Plusieurs semblaient surpris qu'ils aient à courir des risques. Non seulement les véhicules de l'armée canadienne souffrent de plusieurs infirmités, mais les soldats semblent aussi mal préparés à leurs nébuleuses missions que les GI américains qu'on tente de muer en gardiens de l'ordre. Information (et formation) laser.

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L'enquête Hutton, malgré son importance vitale, a été elle aussi racontée de façon incohérente et écliptique. Elle n'a vraiment retenue l'attention des médias qu'au moment des témoignages du premier minisre Tony Blair et de la veuve de David Kelly. Jusque-là, il suffisait de tout ramener à un duel opposant un journaliste de la BBC au relationniste à l'emploi du premier ministre. L'information ne reprendra du service qu'au moment où lord Hutton, qui s'est acquitté correctement d'un mandat étriqué, distribuera les réprimandes.

Et pourtant! Il s'agit d'un scandale que je qualifierais d'institutionnel ou de structurel. Plus rien ne subsiste de la démocratie si un chef d'État déclenche l'invasion d'un autre pays au nom de risques amplifiés sans vergogne. Blair, en effet, n'obtint un certain appui parlementaire et civique qu'en jurant ses grands dieux que la planète était menacée. Si l'information ne retient de ce crime contre la démocratie qu'une impression de « bonne performance » du comédien Blair, à quoi l'enquête aura-t-elle servi? En dressant ce triste bilan, posons à nouveau la question formulée par un analyste britannique : « Que se serait-il passé si David Kelly ne s'était pas donné la mort? » Si le sang de ce scientifique indignement traité n'avait pas coulé, aurait-on jamais su (avant trente ans) que Tony Blair mentait? Comme il n'est même pas certain que cette conclusion soit retenue par le grand nombre, parlons une fois encore d'information laser.

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Pendant ce temps, Israël s'en donne à coeur joie. Chaque mort américaine en Irak occulte les assassinats perpétrés au cours de la journée par les escadrons de la mort israéliens. La construction du mur d'enfermement des Palestiniens se poursuit implacablement et empiète chaque jour un peu plus sur les maigres ressources d'un peuple humilié et dépossédé. L'armée israélienne assume le pouvoir politique de façon aussi désinvolte que l'ont fait toutes les juntes des décennies honteuses. Des milliers de prisonniers sont soumis à des interrogatoires inhumains sous l'oeil complaisant d'un pouvoir judiciaire à la botte de l'armée. On apprend même, de source israélienne, qu'un camp de détention existe sans exister tout en existant, comme aux pires époques d'Hassan II ou des amiraux argentins. Pourquoi Ariel Sharon et l'armée mettraient-ils des gants blancs puisque l'information laser est présentement fixée sur autre chose?

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La bonne vieille paresse intervient alors pour nous déculpabiliser : on ne peut pas s'intéresser à tout! Non. On peut cependant ne pas jeter dans le même sac, d'une part, les émois causés par la perte du prix de Formule-1 de Montréal et les états d'âme des laissés pour compte de Star Academy et, d'autre part, les crimes commis contre l'humanité par les Bush, Taylor, Sharon et Blair. Le devoir d'information existe et les manipulateurs auraient la vie moins facile si chacun faisait l'effort de regarder autour de son laser.

Un train peut en cacher plusieurs autres.

Laurent Laplante
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