Dixit Laurent Laplante, édition du 1er septembre 2003

Bon comédien, mauvais scénariste

Une fois qu'on aura dit et redit, à la manière d'experts en spectacle, que Tony Blair a répondu d'une voix ferme et sans nervosité apparente aux questions de la commission Hutton, en quoi l'opinion sera-t-elle mieux renseignée? L'essentiel est-il de savoir si le premier ministre britannique ment ou de déceler si mentir lui met un trémolo dans le débit? Puisqu'il faut pourtant, semble-t-il, accorder des points pour la performance autant que pour la justesse du discours, nuançons ainsi : Tony Blair est un admirable comédien, mais la pièce qu'il a jouée devant la commission Hutton n'est pas digne d'un chef d'État.

--------

Une première question se posait : y a-t-il eu, sous la pression du premier ministre ou de sa garde rapprochée, « embellissement » du rapport de services secrets britanniques à propos du danger irakien? Réponse de Tony Blair : « Pas du tout ». Dès ce stade, le script dérape et sonne faux. Tony Blair prétend, en effet, qu'il tenait à ce que tout, dans son message à la nation et aux élus, provienne des services secrets et se fonde sur des preuves dites objectives. La seule préoccupation de son bureau, clame-t-il comme si l'on osait mettre en doute son respect de l'empire, était de s'assurer de la solidité de la preuve et d'une parfaite concordance entre le discours politique et la preuve accumulée par les services secrets. Deux soucis auraient donc inspiré les contacts entre l'équipe politique et les services secrets : que toute affirmation vienne des services secrets et qu'elle soit de la meilleure eau.

Cela tirerait les larmes si cela tenait debout. Preuve est faite, en effet, que ce que Tony Blair jure avoir vu dans les rapports des services secrets ne correspond pas à la réalité. Il a vu des armes, il les a localisées, il les a brandies comme un efficace outil de conscription, mais on ne les trouve pas. De deux choses l'une, dès lors : ou les services secrets se sont eux-mêmes intoxiqués et ont effectivement fourni au premier ministre des munitions mouillées, ou Tony Blair a dramatisé à l'excès ce qu'on lui transmettait. Dans un premier temps, on peut penser que le doute est favorable à Tony Blair. Il se pourrait, dans cette hypothèse, que l'incompétence des services secrets ait mis le premier ministre dans l'embarras. Le problème, c'est que Tony Blair élimine lui-même cette hypothèse : non seulement tout vient des services secrets, mais son personnel politique a corroboré la description établie par les services secrets. Tony Blair se porte garant des informations reçues puis transmises, car, a-t-il dit et répété, il a veillé à ne relayer que de l'indiscutable.

Cela ne peut être vrai. Il se peut, certes, que les services secrets aient erré en incluant dans leurs conclusions un devoir d'étudiant remontant à une décennie, mais que penser d'un homme politique qui affirme s'être assuré que «  tout venait des services secrets » et qu'il montait au front avec les preuves les plus indiscutables? Comment croire à une vérification minutieuse par le 10 Downing Street quand les Américains eux-mêmes avaient exprimé des doutes sur la solidité de certaines preuves sans que cela incite M. Blair à la prudence? Quand, par exemple, Colin Powell a laissé de côté la référence britannique à des acquisitions d'uranium africain par l'Irak, comment Tony Blair peut-il prétendre que tout avait été soumis aux vérifications cumulées des services secrets et de son cabinet politique?

On sait, depuis le témoignage du porte-parole des services secrets, qu'il y eut du va-et-vient entre les spécialistes du renseignement et l'entourage de Tony Blair. Fidèle serviteur de la couronne, ce porte-parole assure qu'il s'agit là d'une procédure courante. Peut-être. En aboutant le témoignage de M. Blair à celui du porte-parole des services secrets, on aboutit cependant à une double et étrange possibilité : d'une part, les services secrets se seraient ridiculisés en voyant ce que des mois de recherche subséquente n'ont pas localisé; d'autre part, la vérification que M. Blair prétend avoir conduite n'a pas eu lieu. L'autre hypothèse, nettement plus probable, c'est que les services secrets ne se sont pas trompés, mais qu'on a embelli (?) leurs conclusions. Dans la première hypothèse, Tony Blair ment; dans la seconde, il ment. Ce qui laisse tout son mérite au comédien.

--------

L'autre question à laquelle doit répondre lord Hutton concerne David Kelly. Sur ce terrain, les témoignages, sans toujours converger, ne se contredisent pas. Le ministre de la Défense affirme que le 10 Downing Street a autorisé la divulgation du nom de David Kelly, ce que ne dément pas M. Blair. C'est à propos du motif de cette divulgation que le scénario offert par M. Blair frise de nouveau l'invraisemblance. Le premier ministre affirme, en effet, qu'il a autorisé cette dramatique indiscrétion par souci de transparence. « On nous aurait soupçonnés de vouloir dissimuler la vérité, dit-il, si nous n'avions pas confirmé l'identité de l'informateur de la BBC, alors que des rumeurs circulaient déjà. »

Que cela susciterait l'admiration si cela était vrai! Mais comment croire à une brusque éruption de scrupule chez un chef de gouvernement qui supporte assez allègrement des soupçons bien plus graves. Tony Blair doit quand même savoir, en effet, que le peuple britannique le soupçonne depuis le début de mentir à propos des motifs de l'invasion de l'Irak. M. Blair a quand même avalisé l'invasion alors que son opinion publique ne croyait pas au bien-fondé d'une agression contre l'Irak et que les députés de son propre parti mettaient en doute le raisonnement de leur chef. Soupçons précoces, fondés, répandus, dévastateurs, déjà responsables d'une chute brutale de la crédibilité du régime Blair, mais soupçons dont le premier ministre s'est accommodé. Et le même homme aurait jeté David Kelly en pâture à une presse carnassière simplement parce que son épiderme sensible n'endure pas qu'on le pense cachottier! Non, mais...

--------

N'oublions pas non plus, malgré les évidents mérites de lord Hutton, que le premier ministre n'a pas nanti son enquête de tous les pouvoirs normalement accordés à une véritable commission d'enquête. Les témoins ne peuvent être contraints à comparaître, ils ne témoignent pas sous serment, le juge doit s'en tenir à un mandat circonscrit, etc. Cela a pour effet - et l'opinion britannique ne s'y trompe pas - de faire passer l'enquête au large de la vraie question : l'Irak était-il, oui ou non, une menace pour la Grande-Bretagne? Si la réponse est non, le premier ministre a menti. Le public, quant à lui, a déjà conclu : puisqu'on ne trouve pas les armes dont Tony Blair a brandi le cauchemar, l'invasion de l'Irak n'était pas justifiée et le premier ministre a trompé tout le monde. À peine 22 pour cent des Britanniques croient encore M. Blair.

Il s'en trouvera, bien sûr, pour penser que Tony Blair, ce pur qui ne supporterait pas qu'on le soupçonne de restrictions mentales ou de dissimulation, ne tenait qu'à une partie de la vérité. J'espère ne pas le blesser en pensant qu'un véritable culte de la transparence aurait pu conduire à une enquête plus large et plus autonome. Je répète que je préfère quand même cette valse hésitation avec la transparence aux efforts des Berlusconi, Chirac ou Sharon pour retarder indéfiniment et peut-être éviter la reddition de comptes.

Belle performance d'acteur, mais scénario tordu qui n'accroîtra certes pas le respect du public à l'égard des gouvernants.

Laurent Laplante

__________

URL : http://www.cyberie.qc.ca/dixit/20030901.html

ACCUEIL | ARCHIVES | ABONNEMENT | COURRIER | RECHERCHE

© 1999-2003 Laurent Laplante et Les Éditions Cybérie. Tous droits réservés.