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Dixit Laurent Laplante
Québec, le 28 août 2003

Le combat de la BBC

Loin de se laisser intimider par les coups dont l'assaillent le premier ministre britannique et une certaine presse anglaise démagogique et cannibale, la BBC passe elle-même à l'offensive contre la manipulation politique et les visées de Rupert Murdoch et cie. Cet affrontement, dont nos médias parlent assez peu, est pourtant d'une importance capitale. Il n'existe, en effet, aucun substitut à la liberté d'expression d'un grand réseau public de radio et de télévision. Et lorsque ce réseau présente les garanties de professionnalisme et de liberté critique qu'offre la BBC, l'enjeu n'est plus seulement britannique, mais mondial. La concentration de la presse sous laquelle nous suffoquons devrait nous y rendre sensibles.

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Au départ, la BBC jouit d'une autonomie financière rarement accordée aux réseaux publics. L'essentiel du financement provient, en effet, non d'un budget soumis aux aléas et aux caprices d'une décision politique, mais d'une redevance versée par les propriétaires d'appareils de radio et de télévision. Impossible, par conséquent, de servir à la BBC des ultimatums à la Trudeau : « Nous mettrons des potiches chinoises à la place de la programmation de Radio-Canada... » Impossible également de lésiner sur les crédits du réseau public sous prétexte que les temps sont durs. Pour faire taire la BBC, un gouvernement britannique ne détient qu'un moyen : la suppression de la redevance. Le gouvernement de Tony Blair a beau jurer qu'il ne songe pas à retirer ce privilège à la BBC, il est clair que des pressions s'exercent en ce sens, diverses, convergentes et puissantes. Pressions politiques et commerciales.

Au fil des années, la BBC a indisposé plusieurs des gouvernants britanniques. Certes, il s'agit aujourd'hui d'un affrontement majeur, mais on souffrirait d'amnésie si l'on oubliait que la BBC a heurté dans le passé bien d'autres susceptibilités, dont celles de Churchill et de Margaret Thatcher. Donner la parole à Bernadette Devlin ou critiquer la stratégie britannique à propos des Falklands, cela, aux yeux de la BBC, répondait à un devoir d'informer, mais, selon les occupants du 10 Downing Street, compromettait la sécurité de la nation. Le public britannique, quant à lui, a appris à se fier à sa BBC plus qu'à ses figures politiques. Il est d'ailleurs tout à l'honneur des régimes politiques successifs d'avoir constamment confié l'administration de la BBC à des personnalités puissantes et toujours soucieuses de préserver l'indépendance du réseau. Que Tony Blair soit aujourd'hui confronté aux personnes auxquelles il a demandé de défendre les valeurs traditionnelles de la BBC indique assez bien qu'il a lui-même tenu le redoutable pari de la liberté.

Le bilan culturel de la BBC mérite également des éloges. Consciente des responsabilités qui vont de pair avec ses privilèges, la BBC a su, à titre d'exemple, consacrer à Shakespeare de nombreux téléthéâtres. Elle savait qu'il fallait investir dans un théâtre national et que nul autre réseau ne le ferait. Ceux de ma génération se souviendront avec nostalgie de l'époque où Radio-Canada entretenait de telles préoccupations culturelles. En d'autres termes, le privilège accordé par Londres à sa radio-tétévision publique a donné les résultats espérés.

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Le journalisme de la BBC participe de la même excellence, pour la bonne raison que la rigueur s'y exerce sans complexe. Ainsi, l'enquête Hutton sur le suicide présumé du scientifique David Kelly a déjà fourni, même si ce n'est pas son premier objectif, un éclairage sur les méthodes de travail qui expliquent la réussite de la BBC. On constate, en effet, que même un journaliste vedette y fait l'objet de notes de service d'une franchise brutale. Il y a un pilote dans l'avion. La vedette Gilligan se fait à la fois féliciter et réprimander : son enquête sur les vrais motifs de la participation britannique à l'invasion de l'Irak est une excellente performance journalistique; le vocabulaire utilisé dans la présentation de cette enquête fait honte à la BBC. On souhaite explicitement, sans lui contester son mérite et en le soutenant contre tous ceux qui l'attaquent, que le journaliste vedette se soumette désormais à divers contrôles. Qu'on ne s'y trompe pas : quoi qu'en pensent trop de nos vedettes du micro et de l'écran, une telle supervision professionnelle est normale, exigible et féconde. Quand un tel encadrement fait défaut, comme cela semble manifeste chez nous, on stagne à plusieurs lieues des standards de la BBC.

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Ce n'est donc pas parce que la BBC a manqué à ses devoirs qu'elle est menacée dans sa liberté et ses traditions. Ce n'est pas non plus parce qu'elle se prétend infaillible. Les vrais motifs de l'assaut appartiennent à deux complots distincts. D'une part, le pouvoir politique, qui rêve de mentir impunément, redoute la BBC plus encore que le journalisme respectable pratiqué par des journaux comme The Independant ou le Guardian. D'autre part, certains empires médiatiques aux moeurs de charognards veulent à la fois éliminer un réseau qui sert de secteur témoin en matière d'éthique et faire main basse sur les importants auditoires qui gravitent autour de la BBC. Quand un média comme le Sun de Rupert Murdoch fait sa une avec un Jacques Chirac incarné en ver de terre, le journalisme de la BBC constitue un cruel et nécessaire contraste.

Dans l'offensive contre une des plus admirables réussites journalistiques et culturelles, Tony Blair tente de faire taire un témoin trop lucide, tandis que Rupert Murdoch et ses semblables cherchent à éliminer un type de journalisme qui sait la différence entre le consommateur de sottises et le citoyen éclairé.

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L'enquête Hutton n'est pas terminée et je ne devance pas ses conclusions. Si la BBC a erré, je ne doute pas que lord Hutton l'établira et le dira fermement. Dans cette hypothèse, je parie que la BBC réagira selon de hauts standards de probité intellectuelle. Elle fera son mea culpa comme elle a déjà eu le courage de le faire lors d'erreurs précédentes et elle conservera la confiance du public. Si lord Hutton conclut qu'on a trompé le public à propos de l'invasion de l'Irak, je doute que Tony Blair et Rupert Murdoch avalent leur pilule avec la même élégance.

Profitons-en pour tirer quand même certaines conclusions. Les États-Unis, malgré une certaine correction de trajectoire dans les orientations de leurs grands médias, n'ont rien à offrir qui se compare à la liberté critique de la BBC, rien qui puisse, même de loin, constituer un parallèle avec l'incroyable transparence de l'enquête Hutton. Et osons une question à portée proprement canadienne : comment expliquer que les standards, les traditions et les enquêtes de notre propre réseau public de radio et de télévision se comparent si peu avec ceux de la BBC?

Laurent Laplante
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