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Dixit Laurent Laplante
Québec, le 21 août 2003

Différences climatiques et culturelles

L'actualité de cette fin d'été se partage en événements dramatiques et en propos insignifiants. La Grande-Bretagne s'adonne avec courage et inquiétude à un douloureux examen de sa vie politique, tandis qu'en terre d'Amérique on a plus vite fait de commenter la température en termes qui confinent au racisme que d'intégrer vraiment les économies d'énergie à notre quotidien. Les différences entre les individus et les cultures en profitent pour s'étaler sans pudeur. Certaines de ces différences méritent le respect. Pas toutes.

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La panne d'électricité qui a secoué l'Ontario et l'est des États-Unis avait à peine eu le temps d'imposer sa noirceur que déjà les accusations fusaient à l'adresse du voisin. Selon la carriériste démagogique Hillary Clinton, le débat était futile : le Canada portait la responsabilité de la panne. Le maire de New York ne faisait pas mieux et celui de Toronto, jamais à court d'une simplification, se tirait d'affaires par une pirouette : « Aves-vous déjà rencontré un Américain qui admette avoir tort? » Avec bon sens, le premier ministre Jean Chrétien a invité tout le monde à attendre les conclusions des diverses enquêtes.

D'autres personnalités politiques ont orienté leur simplisme vers autre chose que la condamnation immédiate du coupable, mais ont prononcé jugement sans plus de rationalité. George Bush et Jean Charest, improvisant sans vergogne, ont estimé qu'il fallait, d'urgence, investir massivement dans l'amélioration des réseaux de production et de distribution d'énergie. Il se peut que tel soit le problème, mais on se permettra un sourire en découvrant chez ces deux politiciens un soudain afflux de compétence technique. Que les économies d'énergie fassent partie des scénarios possibles, voilà qui ne saurait troubler les élus qui ne jurent que par la multiplication des chantiers privés. On ne s'étonnera pas non plus, étant donné le néolibéralisme qui les apparente, de voir les deux hommes se dispenser allègrement des précautions qu'il faut maintenir ou rétablir en matière de services publics. C'est, en effet, sous le regard d'une régie spécialisée que doivent s'étudier les hausses de tarifs, s'évaluer les besoins énergétiques, se définir les politiques d'interconnexion, s'établir les choix entre les divers types d'énergie. Ni M. Bush ni M. Charest n'ont éprouvé le besoin, malgré les dégâts déjà visibles d'une privatisation à outrance et de la suppression des encadrements publics, de référer à ces principes.

Entre néolibéraux, peu ou pas de différence.

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Cette panne nord-américaine et la canicule européenne ont suscité chez plusieurs l'expression de sentiments aux relents racistes. En entendant les Français se plaindre de la chaleur, des Américains ont rappelé que leurs États du sud résistent couramment à des températures tout aussi suffocantes et le font sans jouer les martyrs. Raison de plus, disait-on, pour détester les Français. De façon plus souriante, des Irakiens ont offert aux Américains de les aider à rétablir le service électrique. L'Irak, laissaient-ils entendre, avait beaucoup d'expérience dans le domaine des pannes d'électricité... Dans ce chassé-croisé de commentaires detinés à relativiser les malheurs d'autrui, une constante se dégageait : la méconnaissance des conditions de vie effectivement rencontrées par les autres.

C'est un fait que des dizaines de millions d'humains vivent de façon statutaire dans des conditions climatiques infernales. Ils s'adaptent de leur mieux, apprennent à se ménager et gèrent au mieux chaque saison et chaque cataclysme. De là à croire qu'il est facile de vivre par 45 degrés, il y a une marge. Ce n'est pas vrai que certains peuples adorent cuire au soleil. Ce n'est pourtant pas du torride Chaco argentin ou de pays pareillement soumis à tous les excès climatiques que sont venues les paroles de dérision sur la « sensibilité » française, mais de milieux américains certes soumis à un soleil implacable, mais qui consacrent des fortunes à combattre la chaleur. Pousser la folie jusqu'à jouer au baseball dans un stade entièrement climatisé, cela enlève le droit de rire de ceux qui subissent la chaleur sans être équipés en conséquence.

Ni ces rigolos texans ni MM. Ashcroft et Rumsfeld n'auront d'ailleurs pensé aux conditions de vie des « inexistants » détenus à Guantanamo. D'ailleurs, s'il y a des mineurs parmi eux, ce ne sont pas, selon M. Ashcroft, de « vrais enfants ».

N'oublions par, par ailleurs, que les États-Unis, par leurs comportements irresponsables et leur rejet du protocole de Kyoto, portent une responsabilité particulière dans le réchauffement de la planète et, par corollaire, dans les fluctuations climatiques qui semblent s'amplifier et affliger toute l'humanité. Causer le réchauffement tout en s'emparant du pétrole nécessaire à la climatisation domestique, cela donne une allure sadique à la moquerie.

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Cela ne veut pas dire que les milliers de morts imputés à la canicule française doivent peser sur les seules épaules américaines ou sur la conscience des seuls gouvernants et gestionnaires du réseau de la santé français. Certes, une surchauffe dont on n'a pas vécu l'équivalent en plus d'un siècle prend forcément tout le monde au dépourvu. Il n'en demeure pas moins que la France a vu venir le vieillissement de sa population et que cela lance des questions en direction des pouvoirs publics, certes, mais aussi en direction des familles. Faire rouler les têtes des professionnels de la santé, que ce soit en France ou ailleurs, voilà qui ne dispense pas des solidarités familiales et communautaires. Tout comme la société française, la nôtre doit s'interroger.

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Pendant ce temps, la Grande-Bretagne, dont le premier ministre Tony Blair a imprudemment lié la conduite à celle du missionnaire musclé de la Maison blanche, défend à sa manière sa spécificité culturelle. Ils sont nombreux, en effet, ceux qui se demandent pourquoi Tony Blair se défend d'être un menteur, alors que George W. Bush se moque bien d'être considéré comme une langue fourchue. La différence, en tout cas, saute aux yeux : le premier ministre britannique tient à sa réputation, tandis que le président américain ne se préoccupe que de sa capacité d'intimidation.

Il est trop tôt, assurément, pour prévoir les conséquences de l'enquête Hutton, mais il est acquis qu'elle a lieu et que le premier ministre Blair y risque sa peau. Tout comme il est acquis que la Maison blanche considère comme futiles des notions comme la légalité, la transparence, la séparation des pouvoirs. Au lieu d'enclencher une enquête indépendante pour laver son honneur, George W. Bush répète allègrement ses mensonges. Alors que la Grande-Bretagne insiste pour que ses ressortissants détenus à Guantanamo obtiennent enfin un procès crédible, les États-Unis, déjà champions de l'emprisonnement à l'intérieur de leurs frontières, agissent comme si la justice exigeait l'emprisonnement plutôt qu'un procès équitable.

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Différences climatiques? Certes. Imposées par la géographie et par l'histoire. Elles ne donnent pas le droit aux Canadiens de se moquer des Américains soudainement frappés par une tempête de neige qui dépasse les capacités de leur voirie. Elles ne donnent pas le droit aux Américains du sud de boire leur daiquiri glacé en rigolant des vieillards français que la chaleur brute étouffe sans merci.

Mais les différences proprement culturelles importent plus que les décalages de la météorologie. J'admire la Grande-Bretagne d'exiger de son premier ministre la preuve de sa fiabilité morale. Le défi des prochaines années sera précisément de préserver les meilleures de ces spécificités. Elles sont menacées, car l'hégémonie américaine les combat comme autant de signes d'insubordination. À côté de la force et du mensonge, un espace doit être préservé pour y loger des différences et des valeurs. L'enquête Hutton, avant même de conclure, constitue un motif d'espérer.

Laurent Laplante
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