Dixit Laurent Laplante, édition du 7 août 2003

Le multipolaire, est-ce honteux?

Dans les relations entre les États-Unis et l'Europe, les phases se suivent et diffèrent. Les périodes de tension alternent avec les phases euphoriques, la calme coexistence avec des rivalités affichées. Même si une certaine cordialité imprégne plusieurs des contacts, il est clair qu'une rivalité, parfois sourde, parfois véhémente, toujours présente, oppose les deux blocs. On a toutefois connu un moment de tension particulièrement aigue récemment, lorsque les États-Unis et une partie de l'Europe se sont heurtés de front à propos de l'invasion de l'Irak. Depuis lors, les efforts d'apaisement ont été réels, surtout de la part de l'Europe, mais la question centrale demeure sans réponse : la multipolarité est-elle un espoir ou un danger?

Une fois encore, les mots en cachent autant qu'ils en dévoilent. Quand on parle de multipolarité en Europe et que la France et l'Allemagne en souhaitent la venue, c'est, en fait, de bipolarité qu'il s'agit. On évoque les avantages que représente l'existence de plusieurs pôles, mais c'est surtout pour désamorcer la charge émotive que susciterait une trop grande insistance sur une montée en puissance de l'Europe. MM. Chirac et Schroeder savent, en effet, mieux que quiconque que ni la Chine ni la Russie ne rêvent aujourd'hui de constituer un pôle concurrent de l'aimant américain. De leur côté, les États-Unis, qui décodent assez bien l'intention et surtout l'ambition européennes, ridiculisent la multipolarité et réduisent la bipolarité à une volonté nostalgique de recréer un antagonisme de blocs et de revenir à une forme contemporaine de guerre froide. L'Europe fait semblant de souhaiter sereinement un monde pluriel dans lequel elle jouerait un rôle plus important; les États-Unis considérent l'Europe comme le seul aspirant dont il soit nécessaire de se méfier. La lecture américaine, à tout prendre, est plus proche des faits.

La divergence capitale porte toutefois, et les deux escrimeurs l'ont bien compris, sur les risques de l'hégémonie ou, si l'on préfère, sur les avantages d'un pouvoir partagé à deux ou à plusieurs. Sans qu'on puisse s'en étonner, le détenteur de l'hégémonie juge la situation actuelle pleinement satisfaisante, tandis que celui qui a statut de vassal important rêve d'autre chose. Divergents sur ce point, les deux camps s'entendent pourtant, sans toujours le clamer trop fort, sur un fait : il y a hégémonie. L'Europe le sait et le répète depuis longtemps; les États-Unis, un temps incomfortables quand on les décrivait comme la seule superpuissance, acceptent aujourd'hui une description qui colle à la réalité. Madeleine Allbright, qui détestait le terme, aurait été bien embêtée d'en proposer un autre qui soit plus juste. Elle aurait cherché en vain. Quand un pays est en mesure d'ignorer cavalièrement l'ensemble des autres capitales et de n'accepter que les conventions internationales qui lui plaisent, c'est d'un solo américain qu'il faut parler, non du concert des nations.

Reste la question essentielle : une formule vaut-elle plutôt que l'autre? Doit-on craindre l'hégémonie comme la peste et envisager la multipolarité ou la bipolarité comme un régime nettement plus souhaitable? La question a pris une acuité nouvelle depuis que les États-Unis, survoltés par l'injection de testostérone que leur a servie l'accession du parti républicain aux pleins pouvoirs exécutif et législatif, s'affichent comme hégémoniques et traitent l'ensemble des pays comme de simples satellites. Le changement de ton n'a pas modifié une situation qui existait déjà, mais il a provoqué chez certains gouvernants européens une réaction de fierté un peu tardive. La France, l'Allemagne, la Belgique, qui n'avaient guère protesté dans le passé quand les États-Unis exigeaient du Conseil de sécurité une immunité totale pour les soldats américains présents dans les troupes d'intervention internationale, se raidirent quand la Maison blanche les jugea suffisamment « attendries » pour avaliser silencieusement l'invasion de l'Irak. Les attentes américaines furent déçues : l'hégémonie, ayant tombé le masque, suscitait la contestation.

Reste à gérer la suite. Au plan théorique, à peu près tous admettront, à l'exception prévisible des États-Unis, que la liberté est plus efficacement protégée et épanouie quand existent des contrepoids, quand des choix demeurent possibles, quand la concertation signifie quelque chose. Le principe voulant que « power tends to corrupt » et que «  absolute power corrupts absolutely » a été si souvent corroboré par la pratique que seuls les sophistes (et les bénéficiaires de l'hégémonie) oseront l'éloge d'un pouvoir absolu et totalement débarrassé des contrepoids. C'est pourtant ce que font les États-Unis. Ils se placent ainsi en porte-à-faux par rapport à leurs propres principes. Il est difficile, en effet, de plaider en faveur du multipartisme en politique intérieure, tout en cherchant à éliminer toute concurrence sur la scène internationale. Tout comme on verse dans l'incohérence quand on édicte des lois pour interdire la collusion entre les entreprises, alors qu'on met tout en oeuvre pour empêcher l'émergence d'une concurrence politique.

Si les États-Unis collent de près à la réalité en débusquant une volonté de bipolarité derrière le plaidoyer franco-allemand de multipolarité, ils recourent donc à leur tour au maquillage quand ils confondent délibérément concurrence et agressivité, bipolarité et instinct vengeur, contrepoids et nostalgie guerrière. Une Europe concurrentielle n'est pas synonyme de course aux armements. Certes, elle peut sombrer dans cette frénésie meurtrière et menaçante dont les Américains donnent l'exemple, mais une Europe plus forte peut constituer tout simplement une rivale stimulante et un gage de plus grande démocratie à l'échelle de la planète. Si l'Europe et les États-Unis luttaient à armes plus égales dans les domaines commerciaux, industriels, culturels, nombre de pays pourraient choisir plus librement leur mode de vie et éviter l'sservissement à un modèle unique.

Les États-Unis, surtout (mais pas uniquement) depuis qu'ils obéissent à une politique républicaine axée sur la force, affirment que la multipolarité constitue un anachronisme qu'il serait coûteux et dangereux de ranimer. Ce serait, en outre, disent-ils, fonder les relations internationales sur la méfiance et la surenchère stérile, comme au temps de la guerre froide. D'où leur agressivité à l'égard de ceux, Jacques Chirac au premier chef, qui préféreraient la coexistence de plusieurs (ou de deux) blocs à l'hégémonie actuelle. Aucun des arguments défendus par les Américains sur la place publique ne tient pourtant la route. Détestable en soi, le classique « équilibre de la terreur » a tout de même débouché sur une durable paix armée, infiniment préférable à l'actuelle propension de l'hégémonie américaine à répandre partout la guerre. Les positions françaises au Conseil de sécurité ont également permis à bon nombre de pays de résister aux pressions et aux ultimatums de l'hégémonie américaine en faveur d'agressions mal justifiées. Pour un vrai démocrate, cela milite en faveur d'une bipolarité et contre la résignation à l'hégémonie.

N'espérons quand même pas que la Maison blanche mette sa politique étrangère au diapason de son discours. Déterminée à maintenir l'Europe dans le rang, l'équipe Bush appliquera aussi lourdement que nécessaire le vieux principe du « divide et impera » qui a guidé dans le passé des philanthropes comme César, Machiavel ou Catherine de Médicis. Elle jouera l'ancienne Europe de l'est contre les fils spirituels de Jean Monnet, elle dressera l'Espagne et l'Italie contre la France et l'Allemagne, l'Angleterre et la Pologne contre la Belgique. En cultivant la division comme un des beaux-arts, la Maison blanche de George Bush tentera de faire accepter l'hégémonie américaine comme une situation aussi normale que désirable et de discréditer comme une maladie honteuse tout penchant vers les contrepoids, la coexistence, la concertation. La démocratie tant vantée a pourtant tendance à dépérir quand on l'oblige à vivre à l'ombre de l'hégémonie.

Laurent Laplante

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URL : http://www.cyberie.qc.ca/dixit/20030807.html

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