Dixit Laurent Laplante, édition du 28 juillet 2003

L'inquiétant Paul Martin

Le temps file et le jour du couronnement de Paul Martin comme premier ministre du Canada approche, mais strictement rien n'est encore venu justifier l'engouement dont l'homme bénéficie ni révéler en lui autre chose qu'un immense carriérisme. Pareille situation n'aurait guère d'importance si Paul Martin n'était que l'une des figures politiques canadiennes entre lesquelles choisir. Ce n'est pas le cas, car il n'a aucun vrai rival ni à l'intérieur du Parti libéral du Canada (PLC) ni dans les autres formations politiques. Cela n'est pas seulement frustrant, mais inquiétant.

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Non seulement le PLC n'a pas à redouter de rivaux de poids, mais l'accession prochaine de M. Martin à sa direction promet à sa formation politique des résultats électoraux encore plus plantureux. Les partis de droite que sont l'Alliance canadienne et le Parti conservateur stagnent. Le Nouveau Parti Démocratique (NPD) traverse une crise interminable qui l'écartèle entre un credo modérément socialiste et la tentation d'un virage vers le centre. Quant au Bloc québécois, il est, par définition, confiné à des prétentions régionales qu'il ne réussira même pas à défendre contre M. Martin. Le PLC est donc en selle pour quelque temps encore.

À l'intérieur de cette monarchie, le calme règne également. L'actuel ministre des Finances, John Manley, vient de jeter la serviette et de se rallier à M. Martin. Ne reste, pour contredire parfois M. Martin, que la ministre Sheila Copps; elle ne s'illusionne pas sur ses chances de succès. À l'intérieur de sa formation politique, M. Martin est assurément le seul et unique dauphin. De quoi donner le goût au PLC de battre le record de longévité du Parti révolutionnaire institutionnel (PRI) du Mexique : 70 ans...

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Les mérites de l'homme sont-ils donc si convaincants? Pas du tout. Bien au contraire. Certes, il a redoré le blason du Canada aux yeux des agences d'évaluation financière en amenant les budgets du pays au point d'équilibre. Il l'a fait, cependant, par des moyens qui n'honoreraient personne, c'est-à-dire en s'appropriant les fonds de l'assurance-chômage, en accroissant l'insécurité des moins protégés et en surchargeant les provinces. Qu'on le reçoive bien à Davos ou qu'on lui confie l'animation (?) d'une quelconque table ronde de docteurs ès compressions, cela se conçoit; que le public canadien lui tresse des couronnes, c'est un mystère à confier à la psychanalyse.

Une part au moins de la popularité de Paul Martin découle cyniquement des rancunes et même du mépris que l'actuel premier ministre Jean Chrétien a accumulés sur sa tête au fil des ans. Nombreux sont, en effet, les Canadiens qui éprouvent de la gêne sinon de la honte quand leur premier ministre verse dans le simplisme le plus démagogique et bredouille lamentablement ce qui mériterait d'être articulé. Ils ont hâte de substituer la terne pondération de M. Martin au ton rageur et désinvolte de Jean Chrétien. Avec candeur, ils croient peut-être que M. Martin ne se permettra jamais de traiter le courant souverainiste québécois en ennemi personnel comme l'a toujours fait M. Chrétien et que la collectivité connaîtra grâce à lui sinon une période de calme constitutionnel, du moins des échanges plus civilisés. Prévisions mal fondées.

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M. Martin, malheureusement pour les cohortes de naïfs et d'impatients, ne mérite pas de bénéficier autant des crispations provoquées par M. Chrétien. Son ton plus acceptable ne rend pas ses idées plus attrayantes. Il combattra l'autonomie des provinces, a fortiori l'indépendantisme québécois, avec la détermination qu'il a longuement manifestée en sacrifiant toutes choses à son culte de l'équilibre budgétaire. De cela ne doutons pas.

Le pire, c'est que M. Martin agira selon une éthique encore plus poreuse que celle de M. Chrétien. À la veille de son couronnement, M. Martin n'a pas encore nettoyé la situation scandaleuse qui est la sienne : il gère encore l'empire maritime développé par son père et, qui pis est, il le gère sans détester suffisamment les pavillons de complaisance et le recours aux équipages apatrides. Dans la préparation du déboulonnage qu'il concocte depuis des années contre M. Chrétien, M. Martin a constamment réduit à rien les règles modérément démocratiques d'une course à la direction. Il a demandé à sa machine électorale l'efficacité, pas le franc jeu. Que sa liberté soit déjà handicapée par le financement obtenu d'intérêts peu transparents ne le tracasse guère. Depuis qu'il a été expulsé du cabinet, il poursuit son travail de sape contre M. Chrétien en s'abouchant avec des ministres bavards et ambitieux pour infléchir ou paralyser les débats censément secrets du conseil des ministres. « Ce sont des amis », dit-il pour expliquer la déloyauté que ces ministres pratiquent ainsi pour se concilier les faveurs de leur futur patron. M. Martin, qui prétend respecter le cadre défini par M. Chrétien, est en fait l'âme d'un coup d'État. Que le coup s'étale sur plusieurs mois ne change rien à son inélégance.

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L'ironie du sort veut que M. Chrétien se découvre en fin de carrière des velléités de chef d'État. « Le diable se faisant vieux se fit moine », dit le proverbe. La volte face est tardive, mais appréciable. M. Chrétien a orienté le pays vers le respect du protocole de Kyoto. Il a aidé le pays à jouer son rôle dans la mise au point de protocoles mondiaux dont, par exemple, les mines antipersonnel. Il a résisté aux pressions américaines qui voulaient entraîner le Canada dans l'agression contre l'Irak. Il a osé dire tout haut ce que beaucoup de Canadiens pensent discrètement de l'actuel locataire de la Maison blanche. Il a clairement signifié à l'Iran que le Canada préférait les enquêtes policières qui se concluent dans la transparence. Cela ne peut occulter le fait que le régime Chrétien a vécu de prébendes et d'infects renvois d'ascenseur. Surtout, cela ne saurait faire oublier que M. Chrétien a tant tardé à faire ses adieux que ce pays fait du surplace au lieu de se situer clairement dans les débats sociaux et politiques qui traversent ou devraient traverser la politique intérieure et internationale.

On jugerait peut-être M. Martin moins sévèrèment si, tout en paralysant M. Chrétien par ses manoeuvres souterraines, il approfondissait et répandait des idées politiques dignes de ce nom. Ce n'est pas le cas. Où le Canada devrait-il se situer quand, au sein de l'OTAN, les États-Unis sèment la discorde? Que pense le Canada des innombrables plaintes qui dénoncent, un peu partout dans le monde, le recul des droits fondamentaux? Le Canada, qui s'inquiétait comme tant d'autres pays lorsque l'extrémiste Georg Haider est entré au gouvernement autrichien, a-t-il quelque chose à dire à propos de la présence et de l'influence d'extrémistes au sein du gouvernement d'Ariel Sharon? De quelle manière le Canada souhaite-t-il rétablir le prestige de l'ONU? À toutes ces questions, M. Martin oppose un silence qui trahit tantôt le désir de ne mécontenter personne, tantôt l'ignorance du dossier. M. Martin est-il plus précis dans les divers domaines de la gouvernance intérieure? Certes pas. Le seul secteur où il ait adopté une position rassurante et éclairée, c'est celui des regroupements bancaires. Dans tout le reste, qu'il s'agisse de financement de la santé, des intrusions du gouvernement central en éducation, de la concentration de la presse, de la réforme des institutions démocratiques, du dialogue avec les provinces et les territoires, M. Martin, selon une expression cruelle mais qui semble juste « ne dit mot et n'en pense pas davantage ».

Au sens fort du terme, miser sur M. Martin, c'est plonger dans le vide.

Laurent Laplante

P.S. (ajouté à 17 h 10) Un lecteur nous demande de vérifier ce que furent les débuts de Canada Steamship Lines. Nous le faisons et nous apprécierons les informations qu'on voudra nous transmettre.

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URL : http://www.cyberie.qc.ca/dixit/20030728.html

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