Dixit Laurent Laplante, édition du 21 juillet 2003

Réflexions sur un drame

La mort tragique du scientifique David Kelly lance une telle onde de choc que je me sentirais mal de ne pas accuser le coup. Elle pose cependant trop de questions délicates et encore imprécises pour que je prétende y voir clair dès maintenant. J'ose simplement quelques réflexions.

1. Ce n'est pas la première fois que des parlementaires, forts d'une doctrine qui leur accorde le droit théorique de se constituer en tribunal suprême, abusent de ce qui n'est au fond qu'un privilège exorbitant. Au temps où ils formaient l'Assemblée législative plutôt que l'actuelle Assemblée nationale du Québec, nos parlementaires ont jugé, condamné et même emprisonné un journaliste. Plus récemment, c'est à l'unanimité que les élus québécois ont condamné Yves Michaud pour avoir osé dire ce que tout apprenti sociologue devrait savoir. L'interrogatoire assené par des élus britanniques au scientifique David Kelly confirme lourdement et tristement qu'un parlement se conduit mal quand il se conduit en pouvoir inquisitorial sans adopter les précautions auxquelles se plient les vrais tribunaux. Que des parlementaires ne s'aperçoivent pas qu'ils sont juges et partie lorsqu'ils soumettent à la question une personne soupçonnée d'avoir nui au pouvoir exécutif montre bien qu'ils ne comprennent pas grand-chose à l'activité judiciaire.

2. La protection des sources journalistiques se retrouve une fois de plus au coeur des débats. Un journaliste de la BBC a laissé entendre, en s'appuyant sur des sources non identifiées, que l'administration Blair avait « embelli » les rapports concernant les capacités guerrières de Saddam Hussein. Le pouvoir politique a réagi en sommant le journaliste de révéler les noms de ses informateurs. Pendant un temps, le journaliste et son employeur, la BBC, ont refusé de se plier à cette exigence. À ma grande surprise, cette résistance a cédé et la BBC a formellement reconnu que Kelly avait joué un rôle dans la préparation du dossier journalistique. Cela me paraît regrettable et dangereux. La BBC et son journaliste viennent peut-être de modifier gravement le cours des choses. Si la BBC identifie Kelly comme son unique source d'information, c'est elle qui se trouvera mise en accusation. En effet, David Kelly ne se reconnaît pas parfaitement dans les propos que la BBC lui a attribués. Si, par contre, Kelly est identifié comme l'une des sources ou même comme la source principale, la possibilité demeure que la BBC n'ait fait que son travail, en tirant parti des différentes informations mises à sa disposition.

3. Dans un cas comme dans l'autre, la nouvelle attitude de la BBC étonne. On en dit trop et pas assez. Si Kelly est identifié comme la source unique, la BBC doit réévaluer le jugement qu'elle portait sur le travail de son journaliste. Si Kelly n'est pas l'unique source, la BBC vient d'accroître sérieusement l'inquiétude de ses autres informateurs. Puisqu'elle n'a pas protégé le nom et la mémoire de Kelly, les autres informateurs peuvent redouter qu'elle les trahisse eux aussi un jour.

Pour ma part, il me paraissait capital que la BBC et son journaliste résistent à la curiosité du pouvoir politique. Si les journalistes cèdent à l'intimidation, ils tarissent des sources d'information dont la démocratie a un besoin vital. Si un fonctionnaire, en son âme et conscience, détient la preuve que le pouvoir politique ment et triche, peut-être au point d'entraîner le pays dans une guerre immorale, il est essentiel qu'il puisse alerter l'opinion publique et compter sur l'absolue étanchéité de la discrétion journalistique. Espérons que la BBC n'a pas brisé pour de mauvaises raisons le secret dû à David Kelly. Ce qu'elle vient de faire détonne tellement dans son éthique usuelle qu'il faut prévoir de sa part une nouvelle enquête interne et peut-être le limogeage du journaliste incriminé. Si le journaliste a menti, il était du devoir de la BBC de le reconnaître et on devra la féliciter de reconnaître ses torts. Mais la BBC devra expliquer pourquoi elle n'a pas procédé plus tôt aux vérifications souhaitables.

4. On peut penser que l'affrontement entre l'équipe du M. Blair et la BBC fournira à divers groupes de journalistes l'occasion de préclamer une fois de plus la reconnaissance légale d'un secret professionnel applicable à leur confrérie.

Cela ne veut pas dire, cependant, que les journalistes doivent obtenir la protection d'un secret professionnel légalement reconnu. Si le journaliste ne risque rien à se taire, il perd une partie de sa crédibilité. S'il tient sa langue au risque d'un emprisonnement pour outrage au tribunal ou pour atteinte aux droits parlementaires, on le respectera et on le croira. Comme journaliste, je me sentirais gêné si ma source s'exposait à des risques comme ceux qui ont surgi devant David Kelly tout en me tenant légalement loin du danger.

5. Quelle enquête doit mener la Grande-Bretagne? Celle qui sera à la fois crédible et apte à faire la lumière. Restreindre frileusement le champ de l'enquête aux seules circonstances de la mort de David Kelly, ce serait une imprudence et une indécence. Il est impérieux, par exemple, n'en déplaise aux adorateurs de la raison d'État, qu'on en sache plus long sur l'interface entre la fonction publique et les conseillers politiques d'un premier ministre travailliste. Des questions se posaient à propos du président français Mitterrand dans l'affaire du « Rainbow Warrior »; des interrogations semblables se posent maintenant en Grande-Bretagne. Des pressions politiques se sont-elles exercées, oui ou non, pour que soit modifiée le rapport consacré à Saddam Hussein? La question est d'autant plus pertinente que, sous d'autres latitudes mais dans des circonstances analogues, des agents de la CIA se sont plaints de l'envahissante présence du vice-président Cheney dans leur environnement immédiat.

Bien sûr, la crédibilité de l'enquête dépendra également de la personne choisie pour la conduire. Comme les loyautés partisanes s'exercent jusqu'au sommet de certaines instances, Chambre des lords y compris, on souhaiterait, sans trop y croire, que le choix du juge enquêteur reçoive l'aval des diverses factions politiques. Chose certaine, le ministère de la Défense, qui a traité David Kelly avec la dernière cruauté, n'a pas le droit moral de se réserver soit l'enquête soit le choix de l'enquêteur.

Ne rêvons pourtant pas. Entêté comme il sait l'être, Tony Blair n'admettra sans doute pas qu'on limite les droits (?) de l'exécutif et il défendra farouchement celui de choisir qui il veut. Il réussira ainsi à gagner du temps, car l'opposition devra attendre le rapport d'enquête pour en dénoncer la partialité ou les insuffisances. Peut-être même M. Blair réussira-t-il à sauver sa peau. Il se sera conduit en politicien épris de durée plus qu'en chef d'État. L'histoire, dont il prétend toujours rédiger l'éventuel jugement, se souviendra qu'un homme admirable de compétence et d'éthique s'est trouvé coincé entre sa conscience et les intérêts politiciens. Et qu'il en est mort.

6. Une expérience mérite d'être vécue par le plus grand nombre possible de démocrates : celle d'une lecture attentive des pièces. En particulier, l'interrogatoire subi par David Kelly. Lecture de la transcription complète. Qu'on lise ensuite les multiples interprétations que se permet la presse. On sera souventes fois sidéré devant le fossé qui sépare les propos tenus par M. Kelly et ce que comprennent les journalistes. Si, par exemple, David Kelly déclare qu'il ne croit pas être la principale ou la seule source du journaliste de la BBC, on dénature sa pensée quand on lui fait dire qu'il n'est pas la source du journaliste... De même, mieux vaudrait ne pas conclure trop vite à l'importance du fameux « 45 minutes pour déployer des armes de destruction massive », car M. Kelly n'est pas parvenu à se faire expliquer par les parlementaires quel sens il devait donner au terme de « déploiement ». À lire l'interrogatoire, on comprendra également pourquoi Kelly ne peut pas être accusé de s'être montré imprudent dans ses relations avec les médias. Depuis des années, on lui demandait de traiter avec eux.

Deux conclusions (au moins). D'une part, bon nombre des comptes rendus offerts au public par les médias révèlent une lecture superficielle, dénaturée, trompeuse de l'échange entre M. Kelly et les membres du comité. Il est permis d'en déduire des inquiétudes quant à la compétence de certains analystes pressés. D'autre part, n'oublions pas que la presse, en ces matières, n'est pas plus impartiale qu'elle ne l'a été dans le battage médiatique qui a préparé le conditionnement de l'opinion publique.

7. Shakespeare ne connaissait pas de plus bel éloge à appliquer à un humain que celui-ci : « He was a very honorable man. » Jusqu'à preuve du contraire, c'est le jugement qui me vient à l'esprit en songeant à David Kelly. Il a obéi à sa conscience et cherché le bien de son pays; il s'est heurté à des gens qui valorisaient autre chose.

Laurent Laplante

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URL : http://www.cyberie.qc.ca/dixit/20030721-2.html

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