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Dixit Laurent Laplante
Québec, le 14 juillet 2003

Doctor Jekyll and Mister Blair

C'est Gustave Thibon, je pense, qui écrivit ceci : « Heureux qui s'approche de Dieu pour vouloir ce qu'il entend et non pour entendre ce qu'il veut. » Le conseil, de toute évidence, ne s'est pas rendu jusqu'au premier ministre britannique, Tony Blair. Celui-ci, en effet, même s'il ne rate aucune occasion, à la manière de son homologue américain, de s'offrir Dieu en caution muette, parvient toujours à tordre en sa faveur les verdicts les plus accablants, qu'ils viennent du ciel ou de l'opinion. Son sourire séduit, ses propos brillent de générosité, mais le mensonge et l'esquive interviennent si régulièrement qu'il faut conclure que l'homme porte en lui deux personnalités : l'une se souvient d'un certain idéal, l'autre est dévouée au règne de la force que propose la Maison blanche. Mister Blair parle principes, son autre personnalité les bafoue.

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L'entrevue accordée par le premier ministre britannique au quotidien français Le Monde, au quotidien espagnol El Pais et à l'hebdomadaire allemand Die Zeit illustre trop bien l'aptitude de Tony Blair à réaménager les faits à sa convenance. « Je n'ai pas le moindre doute qu'il était important de se débarrasser de Saddam Hussein, pour le bien du peuple irakien et pour celui du monde entier », dit-il. « C'était, poursuit-il, une décision juste à cause de la nature du régime, à cause de l'importance d'agir aux côtés de l'Amérique et, bien sûr, parce que Saddam avait refusé d'appliquer les résolutions des Nations unies ». Façon de faire dire au Conseil de sécurité ce qu'il n'a pas dit. Il s'agissait, en effet, non de déboulonner Saddam Hussein, mais de le désarmer. Façon de convertir en compatissante chasse au tyran une invasion qui, au départ, se légitimait plutôt par l'urgence de lever la menace d'apocalypse planant sur la planète. Façon de se conduire soi-même en exécutant servile des désirs de Washington. Façon d'escamoter le fait que les Nations unies ont vu leurs inspecteurs mis à la porte par Londres et Washington au mépris des résolutions onusiennes.

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Et les fameuses armes de destruction massive? « Je ne doute pas non plus qu'il (Saddam) détenait des armes de destruction massive. » Sur quoi le premier ministre fonde-t-il son affirmation? La réponse, ondoyante, nous renvoie à l'époque où, nul ne le conteste, Saddam Hussein se servait contre son peuple des armes chimiques mises à sa disposition par tous les vendeurs de canons, Grande-Bretagne comprise. Lorsqu'il finit par traiter du passé tout récent, M. Blair confond encore preuves et affirmations : « Nous n'avons pas encore les preuves. Mais il deviendra clair au bout du compte que les renseignements reçus l'an dernier étaient exacts. » L'homme oublie probablement qu'il a déjà affirmé avec la dernière énergie l'existence de preuves concluantes. Sans doute oublie-t-il également que Londres s'est fait prendre à plagier une thèse rédigée par un étudiant universitaire il y a une dizaine d'années et que les mystérieuses démarches de Saddam Hussein pour se procurer de l'uranium en Afrique n'ont jamais eu lieu.

Du même souffle, M. Blair demande de la patience : il est clair, dit-il, que « Saddam avait des armes de destruction massive », mais « il a enclenché une campagne de dissimulation des armes, dans la perspective d'un retour probable des inspecteurs ». Cette patience que demandait vainement Hans Blix, voilà que la sollicite à son tour un de ceux qui ont déclenché l'invasion de l'Irak sous prétexte que les preuves tardaient à surgir.

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Le premier ministre britannique ne réussit pas davantage à définir clairement ce qu'il entend par « la nécessité d'agir aux côtés de l'Amérique ». Il n'a pas de sympathie pour l'antiaméricanisme primaire et on le comprend. Entre l'obéissance aveugle aux diktats de la Maison blanche et l'opposition systématique à tous les projets américains, il y a cependant une marge que ne comble pas M. Blair. « Nous devons être engagés aux côtés de l'Amérique, affirme-t-il, même si cela entraîne parfois des choix difficiles. Pour être tout à fait franc, l'Irak était un choix plutôt difficile. » Pourquoi cet engagement est-il nécessaire et jusqu'où doit-il aller? On ne sait. Cela dit, Mister Blair, toujours pondéré, se décrit comme loyal à ses deux alliances, à l'Europe comme aux États-Unis.

Les faits, encore une fois, diffèrent de la version fournie par Tony Blair. Il prétend travailler à une alliance entre l'Europe et les États-Unis, mais, dans les faits, c'est d'une satellisation qu'il est question : à ses yeux, l'Europe doit se conformer aux orientations américaines. Le discours est conciliant, mais l'Angleterre, dans les faits, ne tient pas la balance égale entre l'Europe et les États-Unis. Tant qu'elle peut plaire aux deux, tant mieux; si elle doit choisir, l'Europe passe au second plan. Ce qu'on pouvait soupçonner lorsque l'Angleterre collaborait avec les États-Unis dans le cadre du réseau d'espionnage Echelon, que l'Europe détestait, se confirme : l'Angleterre se sent libre de ranger les souhaitables alliances selon un ordre de priorités toujours propice aux vues américaines.

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Tony Blair, malgré ces louvoiements aux limites extrêmes de la décence, persiste à parler éthique, devoirs, mission. « Il y a une chose que je ne comprends pas avec la gauche, dit-il : pourquoi devrait-elle hésiter face à un Saddam qui était responsable chaque année de la mort de dizaines de milliers d'Irakiens? » Sophisme indigne d'un homme qui sait qu'existent des dizaines de régimes aussi détestables que celui de Saddam Hussein et qui ne réclame pourtant pas de les abattre.

D'autre part, on cherche vainement chez Tony Blair la trace d'un credo de gauche. Au sein de la Chambre des communes, ce sont les conservateurs plus que les travaillistes qui ont béni son assaut contre l'Irak. Quand il interdit maintenant à l'ombudsman britannique de faire enquête sur les éventuels conflits d'intérêts de son propre cabinet, il ne se conduit pas davantage en leader travailliste. Dans l'affrontement avec la BBC, il s'en est remis, guidé par la prudence plus que par la transparence, à une commission formée de sept travaillistes, trois conservateurs et un libéral-démocrate. Malgré cela, Tony Blair s'est fait rappeler par la commission en question que « c'est la première fois dans son histoire que la Grande-Bretagne est entrée en guerre sur la simple foi d'un jugement des services de renseignement ». En outre, la commission juge « inquiétant » le fait qu'un « conseiller spécial » qui n'est ni un élu ni un fonctionnaire, ait présidé une réunion portant sur des informations des services de renseignement, et recommande qu'une telle pratique soit proscrite à l'avenir. Quand M. Blair tire comme conclusion que la commission a nettement tranché en sa faveur, il procède donc encore une fois à « un embellissement de la photographie ». Dans les circonstances, on ne s'étonnera pas que 66 pour cent des personnes interrogées en Angleterre croient la version de la BBC plutôt que celle du premier ministre. Celui-ci, n'écoutant que sa deuxième personnalité, exige quand même des excuses de la BBC.

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Je ne sais ce que El Pais et Die Zeit ont rapporté de cet entretien avec le très volatil Tony Blair. Mes citations proviennent du compte rendu qu'en donne Le Monde. Deux surprises me collent à la peau. D'une part, l'incohérence et la superficialité des réponses offertes par M. Blair aux journalistes. D'autre part, le titre étonnant que donne Le Monde à son compte rendu : « Tony Blair : pourquoi il faut agir aux côtés de l'Amérique ». À aucun moment, en effet, Tony Blair n'a abordé la question du pourquoi. À aucun moment, il est vrai, les journalistes n'ont demandé à M. Blair de s'expliquer quant à ce pourquoi. Au total, peut-être plus de Doctor Jekyll que de Mister Blair.

Laurent Laplante
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