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Dixit Laurent Laplante
Québec, le 10 juillet 2003

La rançon du mensonge

L'affrontement musclé qui oppose le premier ministre anglais Tony Blair et la sérieuse British Broadcasting Corporation (BBC) témoigne en raison même de sa clarté et de sa virulence de la capacité d'équilibre de la société britannique. Qu'un réseau public mène librement sa propre analyse de l'agression contre l'Irak et qu'il ose conclure à une manipulation des faits par le pouvoir politique, c'est déjà une différence notable entre la Grande-Bretagne et la grande majorité des autres pays. Que la BBC campe ensuite sur ses positions et refuse de s'excuser auprès du gouvernement qui la finance, cela devient un appel direct à l'opinion publique et l'équivalent d'un duel entre deux crédibilités. Il me plaît d'espérer une victoire de la BBC.

Tony Blair, on le sait, s'est associé dès le début et contre vents et marées à la croisade antiirakienne de George Bush. Quand Blair a choisi son camp pour n'en jamais sortir, l'opinion publique de son pays était massivement défavorable à l'agression contre Saddam Hussein. À l'intérieur même de son parti, la grogne était palpable et audible. Blair persista et jeta dans la balance son charisme personnel et les preuves qu'il avait vues de ses yeux des dangers dont Hussein menaçait l'humanité. C'est même de ses services secrets que vinrent quelques-uns des documents les plus « concluants » brandis par le secrétaire d'État Colin Powell lors de la mémorable séance du Conseil de sécurité. Blair réussit, le conflit aidant, à retourner l'opinion britannique. Les démissions annoncées à l'intérieur de son cabinet ne causèrent que peu de pertes et la majorité des Britanniques se rangèrent derrière leur premier ministre. Blair avait réussi, ce que plaisait à son peuple et déconcertait le experts, à transformer en un glorieux entêtement à la Churchill ce qui s'annonçait comme une erreur fatale.

Le problème, c'est que Tony Blair ressemble aujourd'hui à l'homme qui a vu ce que personne d'autre n'a vu. Les armes de destruction massive que Saddam Hussein pouvait, au témoignage de Tony Blair, rendre « opérationnelles » en 45 minutes, on en attend toujours l'exhumation.

C'est alors qu'entre en scène la BBC. Ses journalistes, comme il se doit, s'étonnent de ce que les services secrets britanniques, qui connaissent le Moyen-Orient depuis quelques générations, aient pu se fourvoyer à ce point. Quand il s'avère qu'une partie du plaidoyer passionné de Tony Blair se fonde sur une modeste thèse universitaire rédigée il y a des années par un étudiant et non pas sur des découvertes récentes de spécialistes crédibles, le malaise s'amplifie : comment a-t-on pu...? La situation devient dramatique lorsque les journalistes de la BBC, forts de leurs contacts au sein des cénacles renseignés, affirment que ce ne sont pas les services secrets qui ont vu ce qui, à ce jour, n'existe toujours pas, mais l'équipe politique de Tony Blair. On aurait demandé aux services secrets de rendre leur rapport plus alarmant et, pour ne courir aucun risque, on aurait soi-même pimenté les accusations. Le public ne peut rater la conclusion : Tony Blair a entraîné le pays dans une agression militaire sans justification acceptable. Le premier ministre britannique ne s'y est d'ailleurs pas trompé. Il a conclu, à juste titre, que la BBC portait une attaque frontale contre sa crédibilité personnelle. Qu'on l'accuse d'avoir mobilisé le pays en utilisant le mensonge comme carburant, cela appelait une contre-offensive.

Tony Blair a voulu mettre toutes les chances de son côté. L'arbitrage relèverait d'un comité formé de députés et comprenant donc une majorité d'élus rattachés au parti de M. Blair. Dès lors, le verdict ne faisait pas de doute. De fait, M. Blair et ses proches ont été « blanchis » par le comité. Victoire du premier ministre par conséquent? Pas tout-à-fait et même pas du tout. L'accusation rejetée par le comité ne l'a été que par la peau des dents. En outre, le comité se borne à affirmer que M. Blair n'a pas trompé « délibérément » le public, ce qui, on l'admettra, ne signifie pas qu'il ne l'a pas trompé.

Les autres commentaires émis par le même comité achèvent de réduire presque à néant l'absolution dont Tony Blair aimerait se vanter. Le comité, en effet, se plaint de ne pas avoir eu accès à tous les documents qui lui paraissaient pertinents. Au terme de son enquête, il continue à ne pas savoir exactement pourquoi le pays a suivi le posse américain et il estime urgent que le gouvernement renseigne vraiment le public. Comme absolution, on a déjà vu plus javelisant.

Malgré cet effort partisan pour noyer le poisson, une conclusion se dégage qui n'a rien de rassurant pour le premier ministre britannique. De deux choses l'une, en effet. Ou M. Blair s'est convaincu que Saddam Hussein cachait des armes de destruction massive, ou il a précipité son pays dans l'agression en sachant que l'Irak ne menaçait que ses citoyens. Si Tony Blair échappe à la seconde hypothèse, c'est pour mieux accepter la première. Il évite le « délibérément », mais il se reconnaît alors sinistrement incompétent! Peut-être n'a-t-il pas voulu tromper, mais il s'est trompé en voyant ce qui n'existait pas et il a alors entraîné son pays dans sa mauvaise lecture des choses. Je ne sais, à dire vrai, ce que préférera M. Blair : la condamnation que mérite le mensonge délibéré ou le verdict méprisant dû aux gouvernants qui confondent vessies et lanternes. M. Blair aurait peut-être évité cette alternative s'il avait fourni la preuve que les services secrets sont les seuls coupables et que la terrible erreur d'évaluation leur est entièrement imputable. Quelques têtes auraient alors roulé et M. Blair aurait pu se draper dans la dignité du politicien induit en erreur par de mauvais serviteurs de l'État. Cela aurait manqué d'élégance, mais cela était jouable. À condition, cependant, que le comité puisse, au vu des documents, blâmer les services secrets plutôt que le chef de l'État. Visiblement, le comité, même téléguidé par le 10 Downing Street, n'a pas vu de tels documents et n'est pas parvenu à cette conclusion.

À ce stade de l'affrontement, M. Blair n'est donc pas tiré d'affaire. La BBC, correctement soutenue par des gouverneurs soucieux de préserver la crédibilité de l'institution dont ils ont la charge, endosse le travail de ses journalistes. Elle maintient donc ce que M. Blair et ses proches considèrent avec raison comme une mise en accusation. Chaque jour qui passe sans que surgissent les armes irakiennes dont Tony Blair affirme l'existence renforce la thèse de la BBC. Nul politicien ne peut se sentir confortable si l'opinion publique, à tort ou à raison, doute de sa parole chaque jour davantage.

La Grande-Bretagne a quand même de quoi être fière : dans ce pays, le chef de l'État ne se résigne pas à ce qu'on le traite de menteur. Dans d'autres pays, aux États-Unis par exemple, on compte sur de belles photographies prises en voyage pour repousser dans l'ombre les accusations de mensonge.

Laurent Laplante
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