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Dixit Laurent Laplante
Québec, le 26 juin 2003

Une justice en quête de repères

Ce n'est pas d'aujourd'hui que l'activité judiciaire attire et mérite l'attention. Les jugements de Salomon, les plaidoyers de Démosthène et de Cicéron, les sessions de saint Louis sous son chêne, l'intérêt d'un Balzac pour les canailleries, tout cela révèle le souci que se font les sociétés les plus diverses de la santé de leur justice. Ce qu'on observe aujourd'hui a de quoi inquiéter. Les sujets d'inquiétude vont du comportement anormalement servile de certains tribunaux à une dangereuse irresponsabilité des médias en passant par une détestable propension populaire aux jugements hâtifs.

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Un incident encore mal défini a tiré de sa torpeur le très contemplatif Conseil de presse du Québec. Une enquête policière a attiré l'attention sur la famille d'une vedette du sport professionnel : son papa et ses frères se seraient adonnés au prêt usuraire en connivence avec les Hell's Angels. Rien de précis, rien de prouvé à ce jour. Mais la presse s'est quand même précipitée sur la juteuse rumeur comme la petite vérole sur le bas peuple. José savait-il? José serait-il rejeté par son équipe? Le Conseil de presse a estimé qu'on construisait un gratte-ciel sur un sol plutôt friable. Il y avait, en effet, de quoi monter aux barricades devant un déferlement pour le moins prématuré. La question se pose, néanmoins : pourquoi le sage Conseil a-t-il tant attendu pour dénoncer une tendance lourde et lourdement inacceptable? Pourquoi n'a-t-il rien dit quand les mêmes charognards ont anticipé sur les conclusions d'une enquête policière à propos de prostitution juvénile? Est-ce que l'agression médiatique est plus grave quand elle prend pour cible une vedette sportive?

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À Toronto, le meurtre d'une enfant a suscité dans la population un émoi parfaitement compréhensible. Le dérapage s'est produit lorsque la police a procédé à l'arrestation d'un suspect. Répétons : d'un suspect. La photographie du suspect a été largement diffusée par les médias. Il n'en fallait pas davantage pour que, de suspect, la personne arrêtée devienne le coupable. On a aussitôt interrogé quiconque s'était approché à moins de 200 mètres de la résidence du suspect et c'est par pleines brouettes qu'on a déversé les ragots sur la place publique. Un voisin avait noté, ô crime impardonnable, que le suspect l'avait croisé sans lui dire bonjour. De fil en aiguille, dossiers policiers et professionnels à l'appui, on a précisé le portrait de celui qui, c'était désormais certain, avait dépecé l'enfant. Pour que nous comprenions bien l'inquiétude torontoise, la radio publique a fait traduire les propos délirants de certains voisins et les a fait lire en ondes par des lecteurs qui y ont ajouté leur propre hystérie infiniment théâtrale. On a donc su qu'un voisin se torturait l'âme à la pensée que l'enfant avait peut-être vécu son drame de l'autre côté du mur mitoyen et qu'il aurait pu l'entendre.

Il se peut que la personne arrêtée soit le coupable recherché. Peut-on attendre la preuve? Radio-Canada peut-elle donner l'exemple d'une certaine déférence à l'égard de la présomption d'innocence? La sensibilité du Conseil de presse serait-elle devenue encore plus sélective?

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La France, dans un cadre judiciaire différent, subit elle aussi l'influence d'une opinion publique aussi portée au voyeurisme et à la condamnation prématurée. Quand Le Monde et Le Figaro hissent tous deux en première page les comptes rendus d'enquêtes mêlant crime et politique, les questions sociales en prennent pour leur rhume et reculent vers les pages intérieures. Bien sûr, l'intérêt public est touché si le soupçon atteint des personnalités voyantes, mais combien de réputations seront salies avant qu'émerge la nécesaire certitude?

Restons en France pour y entendre le tumulte provoqué, surtout sur le versant gauche de l'opinion, par l'arrestation à la fois précautionneuse et spectaculaire du militant paysan José Bové. On aurait voulu se saisir du tueur Mesrine qu'on n'aurait pas mobilisé plus d'équipement militaire. Malgré la sympathie que j'éprouve pour cet incontrôlable défenseur d'une cause sympathique, j'hésite à blâmer la police. Bové a été dûment reconnu coupable et il se savait promis à la détention. Non seulement il ne se mettait pas à la disposition de la justice, mais il promettait l'intervention de ses partisans contre son arrestation. Dès lors, fallait-il creuser des tranchées et faire le siège de sa bergerie? La police a choisi de procéder par surprise; José Bové était emporté par un hélicoptère avant que quiconque puisse s'interposer.

Certaines délinquances, et il se peut fort bien que celle de Bové en fasse partie, sont salutaires, car elles ouvrent la porte aux prises de conscience et aux réformes. Si le syndicalisme n'avait pas défié la loi à l'époque où le code criminel interdisait le piquetage, les relations de travail se seraient civilisées beaucoup plus tardivement. Par conséquent, oui, la délinquance est socialement utile à l'occasion. À une condition toutefois : que les délinquants acceptent de payer le prix de leur audace. Quand les chefs syndicaux du Québec défièrent la loi et les tribunaux à l'occasion d'une grève illégale, ils prirent le chemin de la prison sans ameuter leurs troupes. Je n'ai que peu de respect pour la mise en marché des OGM, mais j'aurais plus de respect pour Bové s'il n'essayait pas de s'offrir en même temps le plaisir de la délinquance et les joies de l'impunité.

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Quelques réflexions sur le sort de George Radwanski, ci-devant commissaire à la vie privée qui vient de remettre sa démission sous l'avalanche des critiques. À première vue, M. Radwanski se prenait pour Sardanapale. Ses dépenses de voyages et d'hommages à la gastronomie le laissent croire en tout cas. Il n'en demeure pas moins que l'offensive déclenchée contre lui inquiète par sa violence et son orchestration. Tout y passe, en effet, depuis la dénonciation publique par les employés du M. Radwanski jusqu'à sa condamnation par un comité parlementaire unanime. Pour faire bonne mesure, les médias multiplient les invitations aux « experts » prêts à dresser un bilan terriblement négatif du règne de M. Radwanski. Un peu de prudence aurait permis, sans bénir d'avance les manques de mesures de M. Radwanski, de le juger sereinement. Entre autres précautions trop vite oubliées, pensons à l'examen que fera la vérificatrice générale des dépenses de M. Radwanski et au face-à-face qu'on aurait dû ménager entre le commissaire et ses dénonciateurs. On notera, à cet égard, que certains membres du comité qui a retiré sa confiance à M. Radwanski s'étonnent d'avoir été constamment alimentés par des dénonciateurs (whistle blower) dont les motifs demeurent obscurs, mais qui avaient visiblement accès à une information privilégiée.

La vigueur avec laquelle M. Radwanski menait ses combats mérite, en tout cas, autre chose qu'un rejet dédaigneux. Quand, après septembre 2001, l'hystérie et la servilité ont conduit nos politiciens à aligner la législation canadienne sur les volontés américaines, M. Radwanski a été l'un des rares à signaler qu'on allait trop loin. Il n'était pas sain qu'on accumule autant d'informations sur le client d'une compagnie d'aviation et qu'on transmette le tout outre frontières. Quand certains corps policiers ont décidé de recourir aux caméras pour surveiller les piétons dans des lieux publics, M. Radwanski a également dénoncé ces empiètements dans la vie privée. D'une part, cela était nécessaire et courageux. D'autre part, M. Radwanski a indisposé ainsi à peu près tous les politiciens myopes et les policiers trop curieux. Cela n'excuse pas tout, mais cela peut expliquer des procédés qui tiennent du lynchage.

Quant à moi, une question me vient : est-ce que le registre où les lobbyistes doivent inscrire leurs objectifs contient quelque chose au sujet du commissariat à la vie privée? Simple hypothèse, bien sûr.

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Je m'en voudrais, dans ce rapide bulletin de santé portant sur la justice, de ne pas mentionner Ariel Sharon. Avec lui, Israël peut faire l'économie d'un système judiciaire. Non seulement la peine de mort est appliquée généreusement, mais son application se dispense de l'arrestation, de la preuve, des interrogatoires publics et du procès. Sharon soupçonne, prononce jugement, arme les assassins, félicite les tueurs et garde en prison ceux que les « interrogatoires musclés » n'ont pas encore contraints à livrer des informations. Toute parenté avec une justice crédible et respectable n'est que pure coïncidence.

Laurent Laplante
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