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Dixit Laurent Laplante
Québec, le 19 juin 2003

Deux ou trois choses que je retiens de lui

Je crois, comme Québécois, m'acquitter d'une dette en saluant Pierre Bourgault d'un dernier merci. Je n'ai jamais été de ses intimes, mais la petite société québécoise met forcément en contact de façon au moins sporadique des gens qui ont le même âge et qui pratiquent des métiers complémentaires. Voici quelques souvenirs personnels qui ont résisté au passage des décennies et qui, à mes yeux, dépeignent l'homme.

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J'ai découvert Pierre Bourgault vers 1961. Je m'initiais au journalisme et j'avais assisté à une conférence qu'il donnait devant un public d'étudiants à l'Université de Montréal. Public hostile qui jugeait le discours souverainiste aussi ridicule que le crédit social de Réal Caouette. Nous avions le même âge, Bourgault et moi, mais j'ai alors eu le sentiment qu'il était de loin mon aîné, tant il s'exprimait avec assurance et lucidité. En cinq minutes, il avait fait basculer l'humeur de la salle comme on retourne une crêpe. J'étais retourné l'interviewer le lendemain pour essayer de percer son mystère. Il n'y avait pas de mystère, mais une conviction servie par un fabuleux talent de communicateur. Avec le temps, les sceptiques instruits et prétentieux de la première heure finirent par constituer ses auditoires les plus admiratifs.

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Une autre réminiscence. J'anime à la télévision du dimanche soir une émission d'affaires publiques et il m'est donné d'y accueillir trois des pionniers du plaidoyer souverainiste, dont Pierre Bourgault. Je suis alors sidéré de l'entendre justifier, avec une humilité dont je l'aurais cru incapable, le sabordage du RIN. Il estimait, disait-il avec feu, que René Lévesque était le seul capable de rassembler l'ensemble des souverainistes. Il reconnaissait ne pas être capable d'effectuer lui-même ce rassemblement et il devenait matelot au service d'un autre timonier. Frustré, blessé, fonctionnel. Il avait suffisamment le sens du pays pour établir une hiérarchie claire entre ses valeurs et pour laisser le chemin ouvert à qui pouvait bâtir le pays mieux que lui. Il avait d'autant plus de mérite à le faire que, d'une part, René Lévesque traitait la droite de Gilles Grégoire avec plus de chaleur que la gauche du RIN et que, d'autre part, plusieurs rinistes ne se résignaient pas à ce sabordage.

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Insistons un instant sur ses relations avec René Lévesque. Une part en est publique et c'est la plus volcanique. Lévesque pratiquait la rancune comme l'amitié, c'est-à-dire avec une farouche intransigeance. Il lui arrivait de fort mal choisir ses amis, mais il ne leur faisait jamais faux bond. Ses rancunes aussi avaient la solidité du granite. Il détestait Pierre Bourgault, comme il détestait Michel Bourdon. Lévesque et Bourgault coexistèrent à l'intérieur de cadres du Parti québécois, mais jamais ils ne désarmèrent. Le franc-tireur Bourgault fut, plus souvent qu'à son tour, plus souvent que justifié, la cible de Lévesque, au point que toute sa carrière en souffrit. Comme le veut une logique un peu cruelle, Bourgault mit Parizeau dans l'embarras, comme Parizeau mit ensuite Landry dans l'embarras. Lévesque avait compris cette logique et tenait à distance les franc-tireurs de type Bourgault.

Cela dit, lors du décès de René Lévesque, je reçois à domicile, événement rarissime, un appel téléphonique de Pierre Bourgault. Il n'était pas coutumier, du moins pas avec moi, de ce genre d'intervention. « Laplante, me dit-il, est-ce que je suis fou? Cet homme-là, je pensais le haïr et je suis en train de pleurer... »

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Un mot de son indéniable talent oratoire. Mieux vaut qu'il soit mort pour ne pas entendre aujourd'hui la prolifération des références à cet aspect de son travail. Non qu'il n'ait pas été conscient de son charisme, mais il en avait marre d'être réduit à cela. Je me souviens d'avoir été assis près de lui pendant qu'un quelconque maniaque des clichés gluants n'en finissait plus de vanter les qualités oratoires de Bourgault. Profondément agacé, Bourgault me souffla ceci : « Mais je dis quand même QUELQUE CHOSE! »

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Il était fougueux, caustique, erratique et sincère. D'une prise de position à la suivante, il n'apprenait pas beaucoup. Il admettait ses erreurs, mais il s'accordait le droit de les répéter. Quand il accepta de regrouper en bouquins ses écrits polémiques en matière politique et culturelle, le recul du temps permettait de le prendre en flagrant délit de prophéties trouées ou d'excès dégonflés. Avec honneteté, il laissa les choses en l'état, sans essayer de balayer ses bourdes sous le tapis.

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Autre image, celle de l'unique lunch pris à deux. Au petit Café d'Europe, au pied de la rue Sainte-Angèle dans le Vieux-Québec. Nous avions des motifs différents d'échanger un peu. Il venait d'obtenir un contrat plantureux de la part d'une station radiophonique de Québec pour animer le début de la journée. Je participais alors à l'émission d'après-midi de Radio-Canada. Le Montréalais Bourgault avait senti dès les premiers jours que quelque chose ne passait pas entre le public de la capitale et lui et il souhaitait comprendre. De mon côté, je m'apprêtais à me rendre en Israël et je savais qu'il y avait séjourné. De notre longue conversation, je retiens que Bourgault se sentait comme en convalescence. Après des années de vaches maigres et de piges incertaines obtenues d'éditeurs de Toronto, il pouvait manger, circuler, dépenser. Il en jouissait. Peut-être en a-t-il trop joui, mais il l'avait mérité. Nous avons, comme prévu, parlé d'Israël. On l'y avait reçu de manière plus que civile, mais sa sympathie allait aux Palestiniens. Pas par antisémitisme, mais par connivence viscérale avec les plus faibles. Mon séjour là-bas me confirma la justesse de ses observations.

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Les chroniqueurs s'empressent de dire que Bourgault est parti vite. Ils s'en réjouissent pour lui. De fait, il aurait été infiniment malheureux s'il avait dû se prolonger misérablement. Cela dit, il s'ennuyait déjà et gaspillait sa magnifique capacité de colère en minuscules et négligeables crisettes à propos de petits riens. De temps à autre, mais de moins en moins souvent, le tonnerre l'habitait de nouveau. Cet homme libre en était réduit à commenter des spectacles sans substance et une télévision racoleuse au bénéfice d'un public légumineux. Ceux qui, comme moi, attendaient toujours de lui les grandes émotions qui conduisent à la liberté restaient neuf fois sur dix sur leur appétit.

Merci.

Laurent Laplante

P.S. Suivant la publication de « Ce qu'on peut faire sans l'État », un lecteur m'a signalé que Yves Séguin avait aussi flirté avec la radio publique, à Ottawa, au début des années 80. Je ne connaissais pas cette partie du parcours de M. Séguin. Il est dommage qu'il ait retiré de son expérience outaouaise plus de propension à l'activité médiatique que d'enthousiasme pour les institutions publiques.

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