Dixit Laurent Laplante, édition du 29 mai 2003

Réflexions sur le mensonge

On se lance dans le journalisme avec le généreux et naïf espoir de transmettre la vérité tant attendue à l'humanité ignorante et souffrante. « Ils vont voir, se dit le néophyte, à quel point il est réconfortant de vivre, grâce à moi, dans la lucidité. » Puis, souvent sous la pression des aînés ou des cadres s'il s'en trouve, on se calme. On apprend à distinguer les genres littéraires, à ne pas laisser la prétention éditoriale intervenir avant que les faits soient établis, à se savoir forcément subjectifs et à rechercher la souhaitable honnêteté plutôt que l'inaccessible objectivité. Un tel parcours conduirait normalement à la sagesse et à un certain contentement s'il ne fallait pas, comme c'est le cas aujourd'hui, consacrer plus de temps à la dénonciation du mensonge qu'à la cueillette des faits et à l'élaboration des analyses. D'exploratoire qu'il était, le journalisme devient défensif. Et déprimant.

Faisons quand même la part des choses. Dire ce qu'on croit être la vérité a toujours consisté, au moins pour une part, à contredire autrui et à chasser les distorsions. Défendre un point de vue implique presque inévitablement la dissection à froid de l'opinion rivale. Qu'il faille, aujourd'hui encore, contester les autres versions pour établir la sienne n'est donc pas une situation complètement inédite. C'est d'ailleurs ce qui fait la fécondité du débat public que ces affrontements entre doctrines, tempéraments, thèses.

C'est ailleurs que réside la difficulté nouvelle : dans la place que revendique le mensonge. Pas l'erreur que chacun commet sept fois par jour, mais le mensonge. Tant que s'affrontent diverses lectures du réel, la vérité garde ses chances et même les améliore. La thèse de l'un enrichie de la nuance de l'autre rapproche les deux de la vérité et répond mieux aux questions incessantes de la curiosité et de la nostalgie humaines. Ceci est vivable, souhaitable, stimulant. L'intervention du mensonge change tout. En effet, à compter du moment où interviennent dans le débat public des voix qui, de propos délibéré, accordent aux intérêts et aux ambitions la préséance sur la vérité, il n'est plus possible d'écouter pour comprendre. Il devient nécessaire de combattre d'abord la mauvaise foi pour, peut-être, accéder ensuite à un échange d'idées. Traiter jour après jour avec le mensonge et le sophisme, se méfier constamment des traquenards jetés çà et là par le mensonge fier de tromper, c'est investir en déprimants travaux d'enquête une énergie qu'on devrait réserver à l'élaboration de projets personnels et collectifs. Nous en sommes au stade où le mensonge n'est pas une scorie qui se mêle à la vérité malgré la sincérité de chacun, mais une fausseté voulue comme telle. Au stade où il est devenu nécessaire et humiliant de désigner journalisme d'enquête une offensive particulière contre le mensonge, alors que tous les types de journalisme devraient comporter, j'espère, une large part de vérifications. La question n'est pas de savoir si ceux que les Écritures appellent « les enfants de la lumière » ont le droit d'être aussi habiles que « les enfants des ténèbres », mais de constater que le droit au mensonge délibéré existe désormais. Droit si affirmé qu'on décernera des prix à ceux qui trompent le mieux.

---------

À peu près toute l'information présentement répandue autour de la « feuille de route » concoctée à propos du Proche-Orient relève du mensonge délibéré. Ce qu'on dit ne traîne pas l'équivoque comme une inévitable tare humaine, mais s'écarte du vrai dans le but de tromper. Quand la Maison blanche décrit la feuille de route comme non négociable, elle ment, puisqu'elle promet déjà de « tenir compte » des réticences d'Israël. Quand on présente ce pseudo-plan comme le résultat de tractations entre quatre entités (ONU, Europe, Russie et USA), on ment et la meilleure preuve en est que trois des quatre pseudo-rédacteurs ne sont pas admis au réexamen de la formule. Quand on affirme qu'Israël a approuvé la feuille de route, on ment, car les ministres israéliens n'ont pas accepté le plan, mais les éléments du plan. Énorme différence. Ainsi, tel élément du plan, le droit des Palestiniens au retour chez eux, est déplacé de la troisième phase du plan à la première et devient même un préalable à tout le reste. Accepter un cheminement, ce n'est pas accepter dans le désordre toutes les lettres de l'alphabet, c'est accepter que A précède B et que B conduise à C. Israël n'a pas posé le geste qu'une information incorrecte persiste à lui attribuer.

-------

Même quand plusieurs les répètent à l'unisson, les mensonges ne deviennent pas pour autant porteurs de vérité. Quand Dominique de Villepin et Colin Powell sourient sur la même photographie, il se peut, en effet, qu'ils diffusent un même mensonge. Les deux diplomates savent, en tout cas, comme leurs homologues des autres pays, que l'Irak n'a pas été libéré, mais immolé sur l'autel des intérêts pétroliers. La France, la Russie, la Chine n'ont pas été réinsérées dans le processus de décision, mais vaincues. Les trois pays le savent, mais mentent pour sauver la face. Le mensonge de la réconciliation s'ajoute ainsi aux mensonges qui ont tenté d'inventer une légitimité à l'agression anglo-américaine contre l'Irak.

Et quand on glose aujourd'hui autour de la rencontre du G-8 qui permettra de tièdes retrouvailles, on ment encore : le club des riches n'a tout de même pas vocation à siéger en appel de ce qu'a décidé (ou escamoté) le Conseil de sécurité ou de ce que pourrait penser l'assemblée générale de l'ONU si on la convoquait. Quand l'agitation autour du G-8 conduit à oublier l'émasculation de l'ONU et du Conseil de sécurité, le mensonge règne.

--------

Je suis conscient de contredire mes propres principes. J'ai toujours dit, en effet, sans doute pour contenir ma propension à la paranoïa, qu'on ne doit pas conclure à un noir complot quand la bêtise suffit. Autrement dit, je ne devrais pas qualifier de mensonge délibéré ce qui, bien que trompeur, ne révélerait que la paresse, l'incompétence, la précipitation. De fait, il n'y a qu'erreur si un animateur confond Bagdad et Babylone et si un journaliste déplore que Toronto subisse, après une première vague de SRAS, une « vaguette » plutôt que la « vaguelette » prévue au dictionnaire. Soit. En gardant cependant à l'esprit qu'une trop grande tolérance à l'erreur équivaut à bénir la duperie. Si, par exemple, la direction de Radio-Canada ne s'aperçoit pas que sa revue de presse quotidienne tend à privilégier un ou deux textes au lieu d'en passer plusieurs en revue, elle manque à ses devoirs et trompe le public. Si, jour après jour, seuls sont cités sur les ondes de la radio publique les puissants médias qui offrent l'accès gratuit sur Internet, la diversité de l'information n'est plus assurée et Radio-Canada transmet une vision étriquée et faussée de la réalité. S'agit-il alors d'une erreur ou d'un mensonge?

L'erreur trop souvent répétée invite ma paranoïa à reprendre du service. J'aurais préféré qu'elle prenne un long temps de repos.

Laurent Laplante

__________

URL : http://www.cyberie.qc.ca/dixit/20030529.html

ACCUEIL | ARCHIVES | ABONNEMENT | COURRIER | RECHERCHE

© 1999-2003 Laurent Laplante et Les Éditions Cybérie. Tous droits réservés.