Dixit Laurent Laplante, édition du 21 avril 2003

Les « bons » talibans et la levée des sanctions

Les talibans de l'Afghanistan ne respectaient ni les droits des femmes, ni le patrimoine artistique de l'humanité, ni la liberté d'expression. Ils détruisaient avec ferveur les traces des régimes précédents. Ils gouvernaient selon une loi brutale et puritaine et recouraient allègrement à la peine de mort. Les conventions internationales ne s'appliquaient pas à eux et ils offraient leur hospitalité aux réseaux prêts à mener sans répit la lutte armée contre les impies occidentaux. Vilains personnages décidément. Le problème, c'est que leurs « bons » cousins logent présentement à la Maison blanche et en Israël et qu'ils commettent contre l'Irak ou la Palestine plusieurs des mêmes abus. Autre problème, les « bons » talibans cherchent à faire lever les sanctions contre l'Irak, mais rien ne prouve que ce soit pour que les enfants irakiens soient enfin traités convenablement.

Les « bons » talibans ont envahi l'Irak de la manière la plus barbare qui soit. Sans légitimité internationale. En extorquant ici et là par le chantage les droits de passage et d'utilisation de l'espace aérien. En chassant les inspecteurs de l'ONU et en affirmant sans preuve que l'Irak possédait des armes de destruction massive et pactisait avec les auteurs des attentats de septembre 2001. En promettant de libérer l'Irak de la sanglante dictature de Saddam Hussein et de rendre aux Irakiens la maîtrise de leur destin.

Un mois après l'attaque contre l'Irak, les « bons » talibans montrent mieux leurs vraies couleurs. Ils ont tué et blessé des milliers de civils. Ils n'ont assumé aucune des responsabilités que le droit international impose aux armées d'occupation et ont fermé les yeux sur le pillage des édifices publics et des entreprises. On peut même penser, à lire Robert Fisk qui patrouille quotidiennement Bagdad, que plusieurs des incendies qui ont ravagé des ministères (pas celui du pétrole) ne doivent rien à l'amateurisme ou à la spontanéité. Un soupçon de paranoïa conduirait à demander si ceux qui lorgnent déjà les contrats de « reconstruction » ont veillé à ce que disparaissent d'abord les édifices qu'ils aimeraient remplacer. Les Irakiens ne goûtent de la liberté reconquise que ce que les occupants leur en concèdent. Comme par hasard, un tir américain a frappé le réseau de nouvelles arabe Al-Jazeera et fait taire une voix qui échappait au contrôle de l'armée étasunienne sur l'information. Sauf en ce qui touche à la sécurité, toutes les caractéristiques d'une occupation militaire sont en place : couvre-feu, postes de contrôle, vérifications d'identité, imprévisibilité des comportements, etc. L'eau et l'électricité font toujours défaut, malgré les promesses de l'armée d'occupation et le fait qu'il lui incombe d'assurer ces services. Peut-être la différence entre les « méchants » talibans et les « bons » tient-elle surtout à la barbe et à l'uniforme.

Les ressemblances entre les méthodes des « bons » talibans et celles qu'Israël a banalisées dans son occupation de la Palestine sont telles qu'il faut conclure à de fructueux échanges entre les deux contingents militaires. Qu'on songe, par exemple, à l'acharnement de l'armée israélienne à priver l'Autorité palestinienne de tous ses symboles et à l'empressement des soldats américains à mettre en scène le déboulonnage de la statue de Saddam Hussein. Qu'on songe, ce qui inquiète tout autant, à l'insistance que met Ariel Sharon à déchaîner la puissance américaine contre ceux des pays voisins, la Syrie au premier chef, qui portent ombrage aux ambitions d'Israël. Qu'on note de nouveau l'étrange fiabilité du hasard : au moment où l'agence Al-Jazeera était frappée à Bagdad, deux organisations juives, le Congrès juif canadien et B'Nai Brith Canada, s'opposaient à l'éventuelle inclusion d'Al-Jazeera parmi les chaînes ethniques internationales présentées au Canada par la télévision par câble. Censure? Pas du tout; simple précaution contre l'antisémitisme. Comme s'il n'était pas plus conforme à la bonne gouvernance de laisser les médias s'exprimer, quitte à invoquer contre eux le code criminel s'il y a infraction. Comme si la présomption de culpabilité toujours invoquée par Sharon contre Arafat devait contaminer la pratique canadienne. Les moeurs des « bons » talibans ressemblent étrangement à celles de leurs « méchants » cousins, avec, en prime, un expansionnisme plus débridé et puisant à plusieurs sources.

Dans un geste habile que l'Europe ne sait pas comment contrer, la Maison blanche plaide maintenant pour la levée des sanctions imposées par l'ONU à l'Irak de Saddam Hussein. L'Europe, la France en particulier, demande depuis si longtemps l'allègement ou la suppression de ces sanctions qu'on voit mal comment elle pourrait aujourd'hui en souhaiter le maintien. Si la France avait raison d'affirmer que les sanctions tuaient par milliers les enfants irakiens, il est urgent, dira la Maison blanche, de faire coïncider le départ de Saddam Hussein avec une compatissante abolition des sanctions.

Il y a cependant une astuce. Si l'Irak « libéré » recouvrait la liberté de commercer librement et d'affecter à ses besoins essentiels les retombées économiques de son pétrole, tous, je crois, se réjouiraient. Si, par contre, la demande étasunienne signifie que les conglomérats pétroliers américains tireront du pétrole irakien de quoi rebâtir ce que l'agression américaine vient de démolir, tout change. Pour que la levée des sanctions tire la société irakienne de sa présente désorganisation, il faut éviter que les « bons » talibans se substituent à Saddam Hussein et mettent en place leur propre système de spoliation. Il faut éviter, pour parler plus précisément encore, que le pétrole irakien soit détourné vers Israël en priorité contre le gré d'un Irak vraiment libre. C'est un premier aspect; il fait déjà saisir que la demande américaine mérite autre chose qu'une acceptation aveugle.

Un autre aspect importe également. Se pourrait-il que la levée des sanctions permette à l'armée d'occupation d'accroître massivement les exportations de pétrole irakien et de briser la fragile contrainte qu'exerce l'OPEP (Organisation des pays exportateurs de pétrole) sur les prix? Doubler ou tripler la production irakienne sans coordination avec les autres pays pétroliers, c'est transformer l'univers du pétrole en « marché d'acheteurs » et aggraver les problèmes des pays producteurs, qu'ils soient arabes, africains ou sud-américains. Entre les mains d'intérêts américains, le pétrole irakien réduit, en effet, la dépendance étasunienne à l'égard de pays comme l'Arabie saoudite ou le Vénézuela. Les États-Unis aboliraient ainsi trente ans d'histoire et rétabliraient l'écrasant rapport de forces dont ils bénéficiaient avant que se regroupent les pays pétroliers exploités par les mastodontes étasuniens. D'où la question : la demande étasunienne de lever les sanctions cache-t-elle une offensive contre l'OPEP? Se peut-il aussi que cette demande étasunienne induise l'Europe et des pays comme le Japon en tentation d'égoïsme? Il n'est pas dit, en tout cas, que les pays industrialisés, le Canada compris, ne détestent pas l'OPEP presque autant que la honnissent les « bons » talibans.

On voit ce que dissimule les termes de reconstruction et de levée des sanctions. D'une part, ces termes cachent la voracité des intérêts qui tenaient à « en démolir assez pour que ça vaille la peine ». D'autre part, sous la suavité des mots et l'apparente compassion de la demande, c'est d'une offensive économique qu'il s'agit. Contre les finances de l'Irak et contre une OPEP exaspérante.

Laurent Laplante

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URL : http://www.cyberie.qc.ca/dixit/20030421.html

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