Dixit Laurent Laplante, édition du 14 avril 2003

Les pièges de la force

Il aura suffi qu'une armée plus puissante en écrase une plus faible pour que l'opinion publique pivote et se rallie à ceux dont elle déplorait il y a quelques semaines les instincts belliqueux. De la victoire remportée sur le régime de Saddam Hussein, on sait déjà qu'elle sera aussi insatisfaisante que celle qui a éloigné les talibans de Kaboul, mais il n'importe : les vainqueurs ont désormais l'appui de leurs populations. Dans les autres pays, les opposants à l'intervention militaire cherchent leurs marques. Une fois de plus, la force amorce ses pièges. D'un côté, elle expose les vainqueurs au vertige de l'invincibilité; de l'autre, elle oblige les réticents et les observateurs à inventorier leurs options : l'approbation, la résignation ou l'apprentissage de la force. Tous pièges à éviter.

Dans le camp des guerriers, on affiche une prudence et une modération bien peu crédibles. On prétend ne pas considérer comme terminée l'opération contre l'Irak, mais on articule déjà la prochaine mise au pas d'autres régimes déplaisants. On promet au peuple irakien les bénéfices découlant de ses ressources et l'accès à un gouvernement autochtone libre de ses orientations, mais on met en place un protectorat acquis aux visées des États-Unis et d'Israël. Les « libérés » irakiens sont abandonnés à l'anarchie, comme le fut la Russie de Gorbatchev par la sottise du G-7, mais les croisés se refusent à servir de policiers. Les « révélations divines » du président Bush sont plus précises au sujet du pétrole qu'au sujet des morts et de la terreur imputables à la dislocation de la société irakienne. Le vertige de l'invincibilité persuade les États-Unis qu'ils peuvent ignorer l'ONU, s'approprier ceux des leviers de commande de l'État irakien qui leur conviennent, imposer des tribunaux militaires d'allégeance étasunienne pour juger les prisonniers de guerre. Le triomphe de la force modifie ainsi, sans qu'ils en prennent complètement conscience, la pensée et la philosophie des vainqueurs. « Absolute power corrupts absolutely » et il n'est pas de pouvoir plus absolu que celui de la force, pas de plus redoutable hypnose que celle du pouvoir absolu sur ceux qui le détiennent. Cette impression d'invulnérabilité prive, en effet, le messianisme conquérant de la Maison blanche des garde-fous que s'était donnés la sagesse grecque. Dans la Grèce antique, la démesure provoquait la colère des dieux; la Maison blanche prétend que la leçon ne s'applique pas à elle. Son dieu, c'est la force et elle lui obéit.

La force tend aussi des pièges dangereux à ceux qui, par millions, préféreraient n'être ni le marteau ni l'enclume, mais que rejoint le tintamarre de la victoire. Sans l'ombre d'un doute, une partie de la population s'empresse de se rallier au camp du vainqueur au seul motif qu'il a vaincu. Séduction de la force. Le bandwagon effect ne joue pas seulement dans le cas des élections. La victoire, y compris la plus imméritée, attire ses groupies. Grâce à ces ralliements tardifs et nombreux, un Bush triomphant obtient de meilleurs sondages qu'un Bush sur la sellette. Notons-le et passons.

Un autre segment de la population, qui s'opposait et qui répugne toujours aux solutions guerrières, se laisse intimider par les performances de la force. « Il n'y a rien à faire ! » Ce découragement sévit parmi nous et plus cruellement sans doute dans les milieux arabes et musulmans qui digèrent présentement la déprimante confirmation de la toute-puissance militaire des États-Unis. Le piège, ce n'est pas d'admettre cette évidence, mais de laisser la force tirer argument de sa victoire pour devenir la seule valeur. Le drame, ce serait de conclure que les droits ont moins de légitimité depuis le déferlement de la force. Il se peut que la force ne rencontre sur sa route rien de matériel qui puisse résister à ses forteresses volantes et à ses missiles, mais la liberté survit tant qu'une conscience persiste à croire que « deux et deux font quatre » et non pas cinq comme le prétend le tyran. L'erreur, ce serait de croire moins fermement aux valeurs supérieures parce que la force ne respecte aucun principe. Le piège de la démission a largement ouvert ses mâchoires, mais chacun peut, sur ce terrain, recharger ses piles.

Il est encore un autre piège dans lequel individus et pays vont, de leur plein gré, se précipiter en grand nombre : celui de la riposte. Comment ne pas être tenté d'opposer la force à la force, de combattre le feu par le feu? Pas demain, car ce serait suicidaire. Pas ouvertement, car la disproportion est flagrante entre les phalanges de l'empire et les protestataires. Mais la tentation est là de se familiariser avec le vocabulaire du combat, de préparer discrètement la résistance, de ne pas abandonner le présent ni l'avenir à la force illégitime. Même parmi les foules qui marchaient hier sous l'étendard de la paix et de la tolérance, combien de personnes se demandent aujourd'hui si la protestation mesurée et civilisée est la seule réponse adéquate? À l'échelle des pays, qu'il s'agisse de la Russie, de la Chine ou de la France, on peut parier qu'un alourdissement des budgets militaires passerait demain comme lettre à la poste. Comment éviter la course aux armements si la supériorité de l'armement est le seul critère appliqué aux litiges internationaux? Gandhi, symbole et incarnation de la protestation pacifique, fixait lui-même des limites aux vertus de cette résistance. Ses grèves de la faim pouvaient émouvoir l'Angleterre (avant Thatcher), mais elles auraient fait sourire le Kremlin. Idéaliste, mais bon stratège, Gandhi savait que Staline l'aurait laissé mourir...

Tels sont les choix devant lesquels nous laisse le recours illégitime et sauvage à une force excessive : l'applaudissement, la résignation, la logique guerrière. Si toutes ces réactions constituent des pièges, quelle riposte inventer? Je ne souhaite pas imiter le tabloid québécois dont la une hurle en immenses caractères « LIBRES ! », parce que cela constitue un endossement du crime. Premier piège. Je n'ai pas davantage le goût de me replier sur la seule sphère du privé et d'abandonner la place publique aux zélotes de la pax americana. Deuxième piège. Mais je pense que la force aurait gagné le combat le plus décisif si notre imaginaire obéissait désormais à une logique guerrière et rêvait du super-Abrams capable de transpercer l'Abrams étasunien. La riposte essentielle, ce sera de hisser notre imaginaire hors de portée de l'imagerie guerrière et du fondamentalisme manichéen. Combien d'adultes éloignent de leurs enfants les jouets qui imitent les armes et se repaissent eux-mêmes des heures durant du Nintendo guerrier que leur infligent les médias? Revoir cent fois l'assaut des avions contre le World Trade Center ou le déboulonnage de la statue de Saddam Hussein, est-ce compatible avec son équilibre mental? N'est-ce pas créer et entretenir une dépendance - au sens physique et psychologique du terme - à l'égard du spectacle violent et de l'efficacité de la force? Chose certaine, le déboulonnage d'une certaine statue a lancé une onde de choc et un message dévastateur dans la population de Bagdad : l'ancien ordre est aboli et rien ne l'a remplacé. Il fallait des gens anesthésiés par des années d'effets spéciaux et d'irresponsabilité médiatique pour chercher l'image symbolique sans penser à ce qui allait suivre. De fait, image grandiose, puis pillage, règlements de comptes, banditisme au ras du sol. Les apprentis-sorciers savaient tout de la force de pénétration de leurs missiles, mais ignoraient tout des frustrations accumulées.

Le Canada se soustraira à la logique de la force s'il déduit de l'anarchie provoquée en Irak par l'imprévoyance méprisante des envahisseurs qu'il faut non pas recruter plus de soldats, mais former des femmes et des hommes capables de restaurer l'harmonie sociale, de s'interposer autrement que par les fusils-mitrailleurs. Peut-être le Canada pourrait-il, dans la même veine, bannir de son vocabulaire le terme de reconstruction. Celui de substitution serait plus juste.

Laurent Laplante

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URL : http://www.cyberie.qc.ca/dixit/20030414.html

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