Dixit Laurent Laplante, édition du 7 avril 2003

Mon Dieu est plus fort que le tien

On doit agir selon sa conscience, mais on n'a pas le droit de se façonner la conscience que l'on veut. Le principe mérite d'être remis en mémoire lorsqu'un chef d'État érige les voix de sa conscience en politique officielle. De deux choses l'une, en effet. Ou bien le président Bush ne croit pas vraiment en ses propres homélies, et il ne faudrait pas se laisser impressionner par l'appui qu'il cherche et prétend trouver dans sa foi, ou bien il croit sincèrement que Moïse s'est réincarné grâce à lui en président du peuple élu et il convient alors de considérer ses croisades meurtrières comme de dangereux anachronismes. Les deux hypothèses sont désagréables, mais c'est surtout de la seconde qu'il faut tenir compte. Pour un motif dramatique : la lubie de Bush est partagée par son équipe et elle contamine de larges pans de la société américaine. Le Dieu construit et mobilisé par le président Bush souffre d'une boulimie sacrée et il peut compter sur de nombreux fidèles. Ce Dieu est aujourd'hui plus fort que les autres.

Simple démagogie que le recours du président américain à Dieu? Rentable hypocrisie? Peut-être. M. Bush ne serait pas le premier politicien à s'attribuer le rôle de M. Net et à endosser un camouflage vertueux. Cette possibilité existe donc, mais ne mène nulle part. Tant que la preuve n'est pas offerte de la tromperie, tant qu'on n'a pas fait la preuve d'une contradiction entre le discours public et le comportement secret, M. Net l'emporte au bénéfice du doute. Instruire contre lui un procès d'intention serait malhonnête et oiseux. Jusqu'à preuve du contraire, le président Bush croit à sa mission, estime que son peuple a mandat de réorganiser le monde, juge qu'il fait un usage raisonnable de la force quand il frappe les populations civiles en même temps que les soldats et qu'il ne tolère de ses amis qu'un silence déférent.

Que George Bush soit sincère aggrave le problème. Dans son cas, en effet, la sincérité confère le droit et même le devoir de n'écouter que sa conscience. M. Bush ne se soumet même pas à l'obligation faite à tout humain d'éclairer sa conscience au contact d'autrui. Rien de ce que disent les autres n'entame sa certitude. L'âme en paix, l'illumination le comblant de la paix intérieure, la conscience baignée de sérénité, le président va son chemin et ses croisades. Il ne sollicite pas les conseils, mais les prières pour que Dieu le garde lucide et intrépide. Il ne demande pas qu'on lui indique la voie, puisqu'il la connaît. On le dit seul, mais il a l'appui de sa conscience et sa conscience estime que ce qu'elle entend vient du Très-Haut. L'isolationnisme cesse d'être une doctrine politique pour devenir une conviction religieuse. « Je te rends grâce, Seigneur, de ce que je ne suis pas comme le reste des hommes... qui s'intéressent au pétrole et qui résistent aux résolutions de l'ONU. » Sans doute les Pharisiens de l'évangile étaient-ils sincères eux aussi. Cela ne les rendait pas moins dangereux, mais cela compliquait sérieusement la discussion avec eux. Heureusement, le pouvoir militaire n'appartenait pas aux Pharisiens, mais aux Romains.

La situation se complique encore lorsque des parasites aux desseins moins désintéressés achèvent d'isoler le croyant. Le risque d'une crise de scrupule ou de moralité était minime, il devient nul. Le croyant n'écoutait que sa conscience, on veille à ce que ne retentisse aucune autre voix que celle de cette conscience. Autour du président Bush se sont ainsi agglutinés les agents d'intérêts mercantiles qui n'ont probablement connu ni un deuxième baptême ni même un premier, mais qui excellent à lui vendre comme autant d'indispensables missions de libération leurs expéditions de piraterie. Le passage des siècles et le changement des décors montrent que ce vampirisme appartient au monde des moeurs vivaces : beaucoup de mécréants surent lancer le bras de l'inquisition contre leurs concurrents, beaucoup de croisades amorcées à coups d'indulgences plénières enrichirent de preux chevaliers et telle Venise, beaucoup de Kazan dénoncèrent au maccarthyisme des cinéastes trop talentueux comme Biberman... Il reste visiblement assez de ces « purs par procuration » pour former un blocus étanche autour d'un président déjà prisonnier de ses voix.

Le drame qu'inflige l'équipe Bush à la planète réclamait encore un autre ingrédient : un nationalisme étasunien aussi virulent que si aucun des membres de l'équipe Bush n'avait jamais entendu parler d'équité et de mondialisation. Tous les nationalismes seraient détestables et surannés, sauf un. Toutes les transcendances seraient obscurantistes, sauf celle du Dieu étasunien. On décrie l'État-nation pour entrave au commerce, mais on érige une nation en arbitre suprême. Les meilleurs États seraient les plus silencieux et les plus évanescents, mais l'un d'entre eux a barre sur le FMI, l'OMC et la Banque mondiale. On réclame que tombent les barrières tarifaires et autres protections nationales, mais on finance la concurrence déloyale des agriculteurs et des firmes des États-Unis. De quel droit? Du droit que possède et exerce le peuple supérieur de défendre ses intérêts et de considérer comme ses intérêts nationaux les ressources des autres nations. La Maison blanche est « agacée » quand le Canada refuse de se faire complice du crime américain, mais elle esquissera peut-être un pardon si le Canada lui livre ses ressources énergétiques. L'obligation morale de suivre sa conscience devient le devoir sans doute éthique de s'approprier le bien d'autrui. Une main sur la bible, l'autre sur le portefeuille, sous l'oeil approbateur d'un Dieu national dûment stylé.

S'agirait-il seulement d'une hallucination individuelle qu'on ressusciterait Chaplin pour le tournage d'un nouveau Dictateur. Le drame change de dimension quand la vision (le mot est de lui) du président américain, vision construite sur une conscience échappant à la discussion et sur une appropriation étasunienne du vouloir divin, semble aussi naturelle à l'opinion américaine que les Corn Flakes. Un conseiller de M. Bush ne fait sursauter aucun de ses collègues quand il affirme que la Turquie vient de commettre « une grosse grosse erreur » qui ne s'explique que par l'arrivée au pouvoir d'un gouvernement « qui n'a pas eu le temps de comprendre ». Un autre peut traiter le premier ministre canadien de « canard boîteux ». Un troisième peut dire à propos du sang versé en Irak que « nous n'avons pas peur des morts, mais que nous n'aimons pas perdre ». Quand de tels instincts aux relents racistes prennent bruyamment le relais du sermon présidentiel à propos du peuple élu, il est temps de prendre la mesure de ce qui nous confronte.

Que faire? Penser librement exactement comme si nous avions le droit de le faire. Cesser de nous amuser à l'examen des cartes indiquant la progression (souvent anticipée) des soldats du couple-qualifié-de-coalition. Revenir aux enjeux qui inquiétaient des milliers de marcheurs : légitimité, coexistence, respect, négociations civilisées, arbitrages crédibles. L'important n'est pas de savoir s'il faudra quinze ou cinquante jours avant que le cadavre de Saddam Hussein soit traîné dans les rues, mais de se répéter et de dire tout haut que cette agression est un crime.

Un croyant, un cercle de profiteurs et de mégalomanes, un nationalisme qui ne prend même pas conscience de ce qu'il cache, un Dieu qui ne peut protester quand on lui dicte ses répliques, cela vous bouche un horizon. La liberté aura besoin de chacun.

Laurent Laplante

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URL : http://www.cyberie.qc.ca/dixit/20030407.html

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