Dixit Laurent Laplante, édition du 3 avril 2003

Aux sources des verdicts

Le cliché veut que la démocratie se distingue des autres formules politiques par le droit qu'elle accorde à des citoyens libres de choisir entre différentes avenues. Selon cette théorie, la population québécoise rencontrerait donc dans l'actualité immédiate une double occasion d'effectuer des choix et d'apprécier l'état de santé de sa démocratie. D'une part, une campagne électorale se déroule qui invite à des verdicts déterminants sur les partis politiques, les programmes et les chefs. D'autre part, l'offensive anglo-américaine contre l'Irak insiste tellement pour occuper nos médias et nos esprits que tous finissent par porter jugement sur son origine et son déroulement. À cela s'ajoute, de façon encore peu voyante, la possibilité de réalignements majeurs dans les politiques de communications des États-Unis et de la France. Autant d'occasions de vérifier comment se façonnent nos verdicts et d'identifier les pressions qui contribuent ou qui nuisent aux libertés démocratiques.

Au même titre et selon la même pente que les sondages, les débats entre candidats et chefs de partis sont aujourd'hui une composante standard des campagnes électorales. Composante standard qui, comme les sondages, ne détesterait pas constituer le seul ingrédient ou du moins le plat principal. Un préalable inavoué a acquis, en effet, valeur de principe à formulations multiples : il n'y a pas de campagne sans débat; le débat télévisé marque souvent un tournant décisif; la tenue d'un débat des chefs prouve que la démocratie reçoit son dû; celui qui évite le débat télévisé est un poltron ou un mauvais démocrate ou les deux... Préalable de ce préalable, il appartiendrait aux médias et aux médias seuls de déterminer qui participe à un débat. Comme les médias recourent à leurs habituels critères quantitatifs pour accorder ou enlever le droit de parole à un parti, le débat n'offre généralement un micro qu'aux partis déjà parvenus au volume que les médias considèrent comme le seuil minimal. En l'occurrence, trois partis seulement ont trouvé grâce.

Tout cela mériterait examen. Il aurait d'ailleurs été éminemment souhaitable que les récentes consultations à propos de nos institutions démocratiques époussettent quelque peu ces liturgies. Le Directeur général des élections, à titre d'exemple, aurait pu et dû proposer des règles pour que les débats menés pendant une campagne électorale correspondent davantage aux exigences de la démocratie qu'aux caprices des médias. Un parti qui présente des candidats dans la totalité des circonscriptions ou dans leur claire majorité ne pourrait-il pas, n'en déplaise aux médias englués dans leurs cotes d'écoute, obtenir une visibilité minimale et donc un micro lors des débats? La place prise aujourd'hui par l'Action démocratique du Québec (ADQ) n'est-elle pas une conséquence de l'insertion de sa voix dans un débat majeur? J'admets volontiers que, parmi les nombreux partis reconnus par le Directeur général des élections, quelques-uns n'ont d'existence que sur papier ou dans les « paradis artificiels » de quelques rêveurs. J'admets aussi qu'une Église de scientologie possède les moyens de présenter des candidats partout et de puiser dans une campagne électorale la visibilité qu'elle souhaite. Il n'en demeure pas moins qu'il faut inventer, entre l'accaparement du débat par trois partis et un ingérable embouteillage, un espace moins tourné vers les performances affichées au scrutin précédent. Au stade actuel, la réflexion et les critères d'admission font défaut et les médias imposent leur conservatisme frileux, rentable et peu démocratique.

J'ajoute que les débats télévisés exposent une collectivité à dépendre plus que nécessaire des bonnes bouilles et des « bêtes à concours ». Quiconque a déjà fait partie d'un jury de sélection sait d'expérience que certains candidats éblouissent les examinateurs pendant une heure et, sitôt choisis, nuisent à leur nouvel employeur pendant des siècles. À l'inverse, certaines personnalités, moins hautes en couleurs et moins bien dressées pour la haute voltige des débats télévisés, garantissent parfois une gestion plus avisée. Entre Robert Stanfield et Pierre Trudeau, entre Robert Bourassa et Claude Wagner, entre Claude Ryan et Raymond Garneau, la performance télévisée garantirait-elle le meilleur choix? Beaucoup d'individus, qui refusent de remplir leur « devoir d'information », fondent pourtant leur verdict sur les ersatz de démocratie que sont le sondage et le débat télévisé. C'est inévitable, mais peu réjouissant. Le débat télévisé, utile comme complément, ne devrait pas faire foi de tout.

Pendant ce temps, des dizaines de milliers de soldats étrangers mènent contre l'Irak une opération punitive qui se trompe de coupable et qui n'a reçu aucune caution digne de ce nom. Il n'y a pas coalition, mais jumelage des visées britanniques et américaines; nos meilleurs mass-médias persistent pourtant à utiliser le vocabulaire des briefings étasuniens. Il n'y a aux États-Unis aucune information, aucune image montrant les horreurs quotidiennement imputables à une action militaire immorale. Une servilité incompatible avec l'exercice du journalisme courbe la nuque de presque toute la presse électronique américaine. Sous couvert de respect de l'information, on a fondu les représentants des médias dans les unités combatantes et on a obtenu le mimétisme désiré : en uniforme et en familiarité quotidienne avec des soldats de son pays, le journaliste croit au lieu de vérifier, rapporte avant d'avoir vu, néglige ce qu'on ne lui montre pas.

C'est pourtant dans ce climat que les conglomérats de la presse américaine mènent campagne pour éliminer les quelques contraintes qui les empêchent de devenir encore plus gros et moins nombreux. Déjà tenus en laisse par la Maison blanche, ces empires accentuent encore leur complaisance à l'égard du pouvoir dans l'espoir de nouvelles concessions à leurs instincts monopolistiques. Comme il fallait s'y attendre, on invoquera l'entrée en scène d'Internet pour justifier une nouvelle concentration de la presse. On oubliera du même coup qu'Internet, pas plus que le livre, n'est un mass-média. Il n'y a, à mes yeux, mass-média que si des milliers et des millions de personnes ont le sentiment d'avoir vu ou lu la même chose en même temps et sont soudés les unes aux autres par une découverte simultanée. Convertir le très utile Internet en argument justifiant la concentration des mass-médias, cela relève du sophisme.

On comprend donc que le président Jacques Chirac tisonne la réflexion sur la possibilité de créer une version française ou européenne de CNN. À force d'être ridiculisé à outrance par une presse aux ordres et d'être toujours en déficit d'auditoire quand vient le temps de s'expliquer, M. Chirac ressent la tentation de se doter de moyens. Comme de Gaulle avait voulu sa propre force nucléaire. L'Angleterre, qui fut longtemps le pays le plus sensible à sa public opinion, a perdu beaucoup de cette sagesse et de cette civilité depuis que des magnats étrangers du type Conrad Black et Rupert Murdoch ont importé chez elle des moeurs différentes. L'Italie de Berlusconi vit sous un régime d'étrange copinage entre les pouvoirs politique et médiatique. Et on pourrait ajouter des sujets d'inquiétude. Autant dire que la France ne peut compter que sur sa propre initiative si elle veut que les affrontements entre les conceptions du monde ne se soldent pas toujours par les sinistres victoires de ceux qui contrôlent les médias et, par ricochet, l'opinion. Sans doute est-il déplaisant qu'il faille recourir à un État pour recréer le nécessaire pluralisme de presse. Sans doute cela est-il encore plus déplaisant quand il s'agit d'un pays qui ne s'est pas résigné aisément à morceler, puis à partager son monopole de l'ORTF, et qui, aujourd'hui encore, s'oublie parfois jusqu'à interférer avec le travail des médias. Mieux vaut pourtant, si la démocratie se nourrit de choix, deux CNN qu'un seul.

Aux sources de nos verdicts, il y a l'information. À la source de la démocratie, il y a le pluralisme de l'information. Mieux vaudrait donc des débats plus accueillants, une moindre concentration de la presse à l'intérieur de chaque pays et une plus libre circulation de l'information à l'échelle de la planète.

Laurent Laplante

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URL : http://www.cyberie.qc.ca/dixit/20030403.html

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