Dixit Laurent Laplante, édition du 31 mars 2003

Seuls, mais avec d'autres...

Comme il fallait s'y attendre, l'expédition américaine en Irak nous vaut une information difficile à calibrer et massivement futile. Les médias s'agitent en savantes analyses servies par des sources anonymes, des militaires à la retraite, des universitaires aux loyautés discrètes et des docteurs en études plus ou moins stratégiques. Les graphiques multiplient les flèches pointées vers les objectifs présumés de telle division, les petites étoiles montrent de façon prude et stylisée où gisent les victimes des bombardements, les fiches signalétiques des monstres à chenilles de 70 tonnes accaparent plus d'espace que les douleurs des populations assaillies... L'agression contre l'Irak s'apparente ainsi à la description d'une rencontre sportive sur laquelle on greffe les propos admiratifs ou déprimants des commentateurs et des athlètes en pantoufles. L'incertitude se déplace et les enjeux muent. On ne se demande plus pourquoi cela se passe, mais qui va gagner. Et comme la curiosité des amateurs de spectacle s'émousse rapidement, on ergote sur le nombre de jours qu'il faudra pour en finir. Même ceux et celles qui ont manifesté contre l'illégale agression américaine se demandent quoi faire maintenant. C'est contre cette toile de fond que surgit, choquante et révélatrice, la sortie de l'ambassadeur américain au Canada, Paul Cellucci...

La Maison blanche, nous dit le monsieur, est mécontente et agacée de l'absence du Canada dans la liste des pays qui ont censément endossé l'attaque américaine contre l'Irak. Ce n'est pas ce qu'on attend d'un pays ami. « Si le Canada éprouvait des difficultés, nous serions à ses côtés », a déclaré l'ambassadeur.

À travers ces reproches formulés avec fracas, une contradiction s'étale sans vergogne : les États-Unis veulent à la fois être seuls et ne pas être seuls. Assez seuls pour tout décider, assez suivis pour maquiller en coalition leur cavalcade solitaire. Assez seuls pour enterrer l'ONU en même temps que les protestations des alliés traditionnels, juste assez conscients de leur isolement pour réclamer l'endossement de tous. Assez seuls pour commettre le pire crime qui puisse se perpétrer contre l'humanité, assez sourds aux rappels de l'éthique et de l'équité pour recruter par le chantage les complices qui leur manquent. Assez seuls pour ignorer ou interpréter à leur gré les conventions internationales, assez friands d'accompagnement pour acheter les appuis des pays appauvris par leurs conglomérats. Assez seuls pour chasser Al-Jazeera du parquet de la bourse pour « information irresponsable », assez soucieux du conditionnement de l'opinion pour contraindre leurs propres médias à l'autocensure. Seuls et pas seuls.

Mais le Canada défend mal son autonomie. Même si les incohérences canadiennes n'excusent pas l'arrogant illogisme étasunien, elles suffisent amplement à alimenter notre inquiétude à nous. Ce qui se dit à la Chambre des communes est à géométrie variable. Les ministres, y compris celui qui a la responsabilité de la Défense nationale et qui devrait être familier avec la doctrine du gouvernement, disent autre chose que le premier ministre. Et les premiers ministres provinciaux de l'Alberta et l'Ontario interviennent auprès d'autorités américaines pour se dissocier de la position officielle de M. Chrétien. Quant au secteur privé, il multiplie les contorsions pour dire aux États-Unis qu'il regrette de ne pas faire partie de la « coalition ». La Chambre de commerce de Vancouver illustre bruyamment cette attitude, l'agenouillement que fera une délégation de gens d'affaires à Washington ces jours prochains transmet le même message. Pas étonnant que M. Chrétien renonce à aller recevoir un prix aux États-Unis et que le président Bush songe à nous priver de sa visite.

À observer cet éclatement canadien, une peur surgit : nous prépare-t-on une volte-face? Il y a, en tout cas, anguille sous roche. Quand le premier ministre Chrétien rappelle avec justesse que rien, ni dans la charte des Nations unies ni dans la résolution 1441, ne permet de changer par la force le gouvernement d'un pays, il est anormal qu'un ministre prétende que le Canada approuve la mise en terre du régime de Saddam Hussein. Tout comme il est inattendu et bellement illogique que M. Chrétien décrive le Canada comme un pays en attente de l'aval de l'ONU tout en souhaitant à haute voix une fin rapide du conflit, ce qui, bien sûr, équivaut à désirer une victoire américaine. Et pourquoi le ministre Herb Dhaliwal n'a-t-il pas le droit de critiquer la politique américaine quand d'autres membres du Conseil des ministres, MM. Manley et Graham par exemple, ont tout loisir de l'approuver et quand M. Cellucci a toute latitude pour critiquer le Canada? L'hypothèse la plus plausible, c'est qu'un fossé sépare les discussions que mène le Conseil des ministres à huis clos et ce que dit le premier ministre. Entre eux, les ministres expriment des opinions divergentes sur la place publique, il leur arrive d'oublier que M. Chrétien a tranché. Ils préférent alors leurs penchants personnels (ou régionaux) à la position officielle du Canada. Et comme M. Chrétien est à la fois un chef en sursis et un politicien qui n'entretient pas des relations privilégiées avec la clarté, n'importe qui peut en conclure, y compris l'ambassadeur américain au Canada, que la position canadienne ne repose pas sur le roc. La vigilance s'impose.

Ce qui ajoute à l'inquiétude, c'est le « séparatisme guerrier » exprimé officiellement par l'Alberta et l'Ontario et latéralement par le secteur privé. Voilà deux premiers ministres provinciaux qui, par-dessus la tête du pouvoir central, félicitent les États-Unis d'une décision unilatérale condamnée par le Canada. Le Québec, il est vrai, a lui aussi pris position, mais M. Landry a pris soin de se dire d'accord avec l'orientation de M. Chrétien. Il n'a pas eu l'indécence de s'aboucher directement avec les personnalités américaines au mépris de la constitution. Ces indécentes presssions de deux premiers ministres et du secteur privé, s'ajoutant aux critiques publiques et cavalières de l'ambassadeur américain, ne peuvent que s'intensifier si la résistance irakienne défie les prévisions étasuniennes et accroît le coût du conflit en vies « plus importantes » que les autres.

Ce travail de sape en faveur du geste américain, pour le paranoïaque que doit être (modérément) un journaliste, pose des questions et, pire encore, réveille des souvenirs. Il y a une soixantaine d'années, ce même Canada, impliqué dès septembre 1939 dans la lutte européenne contre le nazisme, faisait appel à des volontaires. La main sur le coeur, nos politiciens juraient cependant de ne jamais recourir à la conscription obligatoire pour mener ce combat. Les jours vinrent pourtant où les prévisions craquèrent : le volontariat ne suffisait pas. On connaît la suite : le crise de la conscription causa ou révéla (selon les interprétations) une cassure entre les deux Canadas.

Je ne souhaite ni n'annonce une répétition de ce scénario. Je constate cependant, avec une inquiétude croissante, que les mensonges militaires continuent, que les soldats lancés dans l'invasion de l'Irak ne sont pas aussi nombreux qu'on l'a affirmé, que les pertes du couple anglo-américain risquent de monter en flèche si les combats de rues remplacent la guerre Nintendo... et que des renforts seront peut-être nécessaires. Je constate aussi, avec une inquiétude comparable, que les manifestations dénonçant l'agression contre l'Irak ont mobilisé (sans jeu de mots) quatre ou cinq fois plus de protestataires au Québec qu'ailleurs au Canada et que certains gouvernements provinciaux s'emploient déjà à nous intégrer à l'attaque américaine.

Qu'en déduire? Que la protestation populaire garde encore tout son sens. Que les élus doivent se faire rappeler, au Québec comme ailleurs, indépendamment des différences linguistiques ou culturelles, que l'attaque contre l'Irak est un crime et que nous refusons d'en être complices. Que les médias, délaissant quelque peu leurs graphiques et leurs débats entre les options militaires, doivent garder ou remettre à l'avant-plan le rôle des institutions internationales et le caractère profondément immoral de cette agression.

Je m'inquiète pour rien? Souhaitons-le.

Laurent Laplante

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URL : http://www.cyberie.qc.ca/dixit/20030331.html

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