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Dixit Laurent Laplante
Québec, le 17 mars 2003

Grands dégâts, efforts en proportion

Face à l'imminence d'un assaut illégitime contre l'Irak, l'inquiétude est de rigueur. Il s'en trouve pourtant, optimistes parfois sincères, pour attendre quand même d'heureuses retombées d'un tel abus de force. D'après ces dispensateurs d'euphorie, les dictatures assimileront la leçon, le prix du pétrole baissera, les marchés boursiers rebondiront... À la condition toutefois que l'attaque dure peu et que les morts ne saignent que dans le camp du Mal. Il n'y a pourtant pas, même dans ce scénario béat et cynique, de quoi se réjouir. Si l'offensive est rapidement victorieuse et que les vainqueurs se partagent rondement un nouveau fief, il est possible, c'est vrai, que l'humeur change dans l'opinion publique et que l'oubli se répande sur les champs de bataille et les marchés boursiers. L'amnésie ne serait pourtant pas une si bonne nouvelle. Il se peut, d'autre part, que l'assaut débouche sur un enlisement et que l'Irak ne soit pas pas rendu à la vie plus rapidement que la Somalie ou l'Afghanistan. Les deux hypothèses ont ceci en commun : il faudra, de toutes manières, réparer les dégâts déjà causés. Cela ne sera pas une sinécure.

Car la liste des dommages déjà subis est tristement éloquente. Les institutions internationales, créées pour substituer le dialogue aux rapports de force, n'entendent présentement que le langage des ultimatums, quand ce n'est pas celui de l'argent et de l'intimidation militaire. Des diplomates à l'ONU haussent les épaules quand on leur parle de l'espionnage qui scrute leurs communications professionnelles ou familiales, car cela leur paraît faire partie du banal. Les pays pauvres ou sans poids politique sont achetés au kilo. Ils n'évitent l'écartèlement qu'en choisissant l'abstention plutôt que de déplaire à tel ou tel des pays riches. L'Europe, qui rêvait du jour où elle parlerait d'une seule voix et défendrait une politique commune, est divisée contre elle-même. Chacun des pays y regarde ses associés en se demandant s'il peut lui faire confiance ou s'il doit redouter que l'autre s'aligne sur des intérêts plus lointains, mais plus pressants. Ces fêlures ne sont pas aisément réparables, car elles ont fragilisé la relation de confiance avec autrui et alourdi l'humiliation des pays pauvres.

Les dégâts ne sont pas moindres dans l'imaginaire des peuples. Sous l'influence méprisable de magnats de la presse et de manipulateurs de tous poils, des préjugés raciaux ont surgi des tombes où on les croyait enterrés à jamais. Un quotidien anglais de l'empire Murdoch fait honte à Marlborough en frappant le président de la France sous la ceinture. Un boycott puéril des produits français trouve preneur même chez les plus internationalistes des élus américains. Et Le Monde, pour ne pas être en reste, se demande pontificalement si la presse américaine a jamais mérité vraiment sa belle réputation. En quelques semaines, le débat a dégénéré et on a ouvert une boîte de Pandore qu'on ne refermera pas aisément. Il faut, en effet, bon nombre de décennies pour que les plaies ouvertes par les affrontements se referment et pour que l'ennemi du siècle dernier devienne un possible partenaire. La cicatrisation est d'autant plus lente que la propagande a été plus haineuse et plus savamment orchestrée. On vient de donner un nouveau souffle au racisme.

Heureusement, et c'est l'essentiel de mon propos, les apprentis-sorciers qui vampirisent de mille manières les tragédies de septembre 2001 n'occupent déjà plus toute la scène. Ils ont tout calculé, acheté les aveuglements et les connivences, fourbi leurs armes, calomnié et diffamé à un rythme de grandes cataractes, en oubliant pourtant un détail : la population. Ces pions négligeables qu'on croyait pousser vers l'enthousiasme guerrier comme des ruminants se laissent conduire vers le corral, voilà qu'ils renâclent, se rebiffent, exercent les droits de critique et de protestation que leurs gouvernants autocrates leur ont tant vantés. L'inattendu et l'impensable deviennent tout à coup possibles et réels. L'indéfectible Tony Blair, surpris en flagrant délit d'atteinte à la souveraineté du peuple, est contraint aux nuances, aux esquives et même au décrochage. La rue, dans ce qu'elle a de parfois respectable, a parlé et affirmé son attachement à la paix. Comme si un rassurant contraste émergeait : c'est d'en haut que viennent les problèmes et les voracités, d'en bas que surgissent les solutions et les patiences.

Ne sautons pas au triomphalisme. Les dégâts sont énormes et il ne suffit pas de marcher quelques kilomètres pour ébranler les assises du capitalisme et restaurer confiance et respect au sein des appareils et des peuples. La démocratie, dont Tocqueville se méfiait quelque peu, ne réussit pas toujours ni constamment à transformer la foule et la masse en peuple lucide. Il n'en demeure pas moins que les populations, au grand déplaisir des chantres de la guerre préventive, ont commencé à pratiquer une politique de paix préventive. Montrant plus de mémoire que certains gouvernants et n'attendant pas que les bombes tombent, les populations ont rappelé que la der des ders avait déjà eu lieu. Les gens ont commencé à vanter d'avance les mérites de la paix au lieu d'attendre que tout soit consommé et que les apprentis-sorciers aient tourné le dos aux désastres consommés. J'y vois à la fois de l'intelligence et de la méfiance.

Les citoyens doivent toutefois amorcer dès maintenant la reconquête des principes mis à mal depuis septembre 2001. Ils doivent, dans le regard qu'ils portent sur les humains qui les entourent, privilégier la confiance et le respect, et ne pas se laisser convaincre qu'un nouvel arrivant est, par définition, un danger. Ce n'est pas vrai, même s'il est mâle, né au cours d'années peccamineuses et fidèle du mauvais dieu. Il dépend de nous qu'un humain soit un humain. Nous devons également ne pas capituler devant les assauts lancés contre la liberté d'expression et le droit à la vie privée. Cesser de penser, de discuter, de manifester, ce serait assister en silence à l'instauration d'une société peureuse, frileuse, confite dans les agenouillements.

J'ajoute un aspect délicat. Je suis frappé aujourd'hui, comme je le fus il y a trente ans, par l'efficacité démocratique des « fuites responsables ». Je pense ici à Daniel Ellsberg qui a couru d'énormes risques pour que les Pentagon Papers soient publiés malgré les interdits de la Maison blanche de l'époque. Et je me réjouis qu'Ellsberg ait aujourd'hui une descendance capable de révéler au monde les magouilles des parasites de la guerre. Grâce à ces « fuites responsables », nous savons que les services secrets britanniques n'apprécient pas que leur premier ministre leur fasse dire ce qu'ils n'ont pas dit. Ces « fuites responsables » révèlent également que les apprentis-sorciers de la Maison blanche ont demandé la collaboration de tous les membres du réseau Echelon pour espionner les membres dissidents ou hésitants du Conseil de sécurité.

« Fuites responsables »? Chacun en jugera selon sa conscience et son échelle de valeurs. Pour ma part, les circonstances me paraissent suffisamment exceptionnelles pour que se justifient des comportements exceptionnels. Le serment de discrétion du fonctionnaire a son sens, mais aussi ses limites. Je m'étonne même que personne, ni au sein du Bloc québécois ni au sein du NPD, n'ait encore interrogé le gouvernement de ce pays sur la présence du Canada dans le réseau Echelon. Que faisons-nous là, voyeurs parmi des voyeurs, aux côtés des États-Unis, de l'Angleterre, de l'Australie et de la Nouvelle-Zélande, tous fringants partisans du lynchage de Saddam Hussein? Il y a là aussi matière à pression civique : nos questions peuvent briser certains silences et secouer certaines lâchetés.

Les problèmes viennent d'en haut, mais les solutions s'articulent présentement à notre niveau. Me revient en mémoire un vieux principe que je ne sais à qui attribuer : « Je vous invite à la révolution d'un seul homme, c'est la seule qui soit vraiment en marche ». Que chacun se le répète.

Laurent Laplante

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