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Dixit Laurent Laplante
Québec, le 13 mars 2003

Il faut qu'une cause soit vraiment mauvaise...

J'espère ne jamais en arriver à bénir les bonnes causes qui se salissent et se nient en recourant à des moyens répugnants. Certes, je suis conscient que la vie peut confronter n'importe quel humain à des choix cornéliens. Je sais aussi qu'il est extrêmement douloureux et presque contre nature d'opposer des principes apparemment abstraits à des solutions qui côtoient la fange tout en promettant le salut et une conclusion glorieuse. J'ai une certaine idée de la gymnastique philosophique qui autorise le mensonge s'il sauve la vie d'un fugitif en danger. Toutes arguties remisées au placard, je garde la conviction suivante : une cause se dégrade quand elle s'immerge dans les horreurs qu'elle prétend combattre. Jusqu'à preuve du contraire, preuve que je souhaite ne jamais recevoir, je m'obstinerai donc, en Quichotte impénitent, à croire qu'aucune cause ne conserve de légitimité si elle s'acoquine avec le mensonge, la dissimulation, le trafic d'influence, la torture, le racisme, le meurtre. Quand la guerre préventive et arbitraire rêvée par l'administration Bush pousse la civilisation d'aujourd'hui à ces crimes, elle mérite la condamnation. Elle ferait notre honte.

Il y a mensonge quand on maquille en défense de la population irakienne une incontrôlable boulimie pétrolière. Un lecteur pince sans rire me suggérait ceci : « Puisque le pétrole n'est pas le motif de la guerre, que les États-Unis s'engagent à ne pas utiliser une seule goutte de pétrole irakien pendant quarante ans. »

Il y a mensonge et dissimulation quand on forge des preuves contre l'Irak et qu'on essaie de duper les inspecteurs. Le premier ministre Blair a ainsi brandi comme des preuves incriminantes ce qu'il extrayait d'un travail d'étudiant lui-même basé sur des informations anachroniques. Et la honte ne semble pas avoir encore rejoint celui qui se conduit en fondamentaliste américain plus qu'en travailliste anglais. Le Secrétaire d'État Colin Powell, en plus d'épouser les mensonges de M. Blair, a fondé certaines de ses propres accusations sur des falsifications et en a tiré la preuve que le régime irakien tentait de se procurer de l'uranium au Niger. Il y a mensonge, dissimulation et mépris quand, sans attendre que le parlement d'Ankara craque enfin sous le chantage, les troupes américaines occupent déjà le territoire turc en bordure de l'Irak.

Il y a mensonge, dissimulation et complicité avec des intérêts criminels quand la coalition anglo-américaine protège les entreprises qui fabriquent et vendent les armes prohibées et quand on ne remet pas aux inspecteurs la documentation qui décrit par le menu l'odieux trafic de ces fripouilles en complet veston.

Il y a trafic d'influence et assaut délibéré contre la démocratie quand on achète un gouvernement et qu'on le contraint à agir à l'encontre de la volonté populaire. Cela se vérifie d'abord en Angleterre, en Italie et en Espagne, avant de se généraliser. On commet un crime contre la démocratie et on creuse délibérément un fossé entre les élus et les citoyens quand on extorque du gouvernement turc une prise de position rejetée par 90 pour cent de l'électorat, quand on provoque une fracture entre les populations arabes et leurs gouvernants, quand on espionne les communications de gouvernements souverains.

On s'abime dans les crimes les plus méprisables qui soient quand on pratique la torture tout en la niant et quand, pour la promouvoir, on la banalise à coups de sophismes nauséabonds. Tous ne manifestent pas à propos de la torture l'enthousiasme barbare d'un Pat Buchanan, mais on pactise avec l'enfer quand on commence à distinguer les tortures « légères » des méthodes plus brutales et quand on s'en remet aux tribunaux militaires du soin de punir ce qui dépasserait l'indécence des interrogatoires déjà perçus comme nécessaires. On ajoute l'hypocrisie à la cruauté quand, à des fins de torture, on déporte des prisonniers vers des pays connus pour fouailler les consciences avec des électrodes et des cisailles. La torture n'aura jamais de légitimité et la meilleure preuve en est qu'elle n'ose pas dire son nom et s'afficher sous son vrai visage. Le torture est une atteinte à l'âme autant qu'au corps. Elle plonge la victime dans un enfer éternel de cauchemars et de honte injustifiée. Elle ronge comme une lèpre l'âme des bourreaux et les rend eux aussi, à jamais, étrangers à l'humanité. Justifier la torture au nom des crimes qu'elle permet d'éviter, c'est commettre un crime certain pour désamorcer ceux qu'on redoute. Pareil sophisme ne surgit que dans des cerveaux déments et des âmes désertées par l'humanité.

Il y a racisme quand on assaille de tous les soupçons et de toutes les brimades des humains dont le seul tort est d'être né là plutôt qu'ici et d'être issu d'une culture plutôt que d'une autre. Les États-Unis vont à l'encontre de leur propre histoire quand ils suspendent leur politique traditionnelle du creuset (melting pot) et limitent les droits de certains groupes ethniques ou religieux. Ce n'est plus vrai qu'en Amérique tout immigrant peut espérer devenir président. Il y a racisme quand une nation proclame sa supériorité et s'arroge le droit de placer ses intérêts mercantiles au-dessus du droit des autres peuples à l'autonomie. Il y a racisme quand on revendique pour Israël le droit d'exister dans des frontières sûres et qu'on masse des centaines de milliers de soldats aux frontières de l'Irak. Il y a racisme quand on évalue en millions de dollars la vie d'un Américain et à quelques dollars la vie d'un civil afghan tué pendant une noce. Il y a racisme quand on soumet les ressortissants étrangers aux tribunaux internationaux et qu'on soustrait les citoyens américains à leur compétence. Il y a racisme quand, au nom d'un intérêt national mal compris, on sape délibérément les bases d'un ordre mondial qui tente de substituer la discussion à la guerre.

Il y a meurtre voulu, prémédité, répété à l'infini quand on s'apprête à bombarder une population civile déjà affaiblie et décimée par des années d'un blocus injuste et même haineux. Il y a meurtre quand on établit la liste des personnes que la CIA peut assassiner sans autre forme de procès. Il y a meurtre quand on s'enquiert avidement auprès d'Israël des méthodes utilisées par ses très efficaces escadrons de la mort et quand on les applique au Yémen.

Oui, il faut qu'une cause soit vraiment mauvaise pour requérir une telle mobilisation des crimes les plus contraires à la civilisation.

Laurent Laplante

P.S. En exergue à la biographie que Jean Lacouture vient de publier à son sujet, je trouve la citation suivante de Montesquieu. Elle me paraît adaptée aux circonstances. « Si je savais quelque chose qui me fût utile, et qui fût préjudiciable à ma famille, je le rejetterais de mon esprit. Si je savais quelque chose utile à ma famille et qui ne le fût pas à ma patrie, je chercherais à l'oublier. Si je savais quelque chose utile à ma patrie et qui fût préjudicible à l'Europe et préjudiciable au genre humain, je la regarderais comme un crime. »

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