Dixit Laurent Laplante, édition du 10 mars 2003

Où veut en venir le Canada?

Malgré la tonifiante déclaration du premier ministre Jean Chrétien au sujet de la résolution 1441 du Conseil de sécurité, le cheminement canadien dans la crise irakienne tient davantage de la sinusoïdale que du parcours d'un javelot. Autant le Canada fait oeuvre utile en rappelant que priver Saddam Hussein de la partie litigieuse de son armement ne donne pas le droit de l'écarter du pouvoir, autant la diplomatie canadienne répand la confusion quand elle propose une date butoir pour la remise du rapport final des inspecteurs de l'ONU. Pourquoi, en effet, la surveillance du comportement irakien ne serait-elle pas une tâche permanente ou quasi permanente de l'ONU, au même titre que plusieurs des opérations de maintien de la paix?

Sans être dans le secret des dieux de la diplomatie, dieux réputés particulièrement retors, je présume que le Canada tente d'inventer la forme géométrique cumulant les caractéristiques du cercle et du carré. On fait mine de se ranger du côté des opposants à la guerre en demandant des inspections de plus longue durée, mais on fait une fleur aux bellicistes impatients en fixant une date limite aux tractations avec l'Irak. Cette vertueuse ingéniosité a un inconvénient : elle mécontente tout le monde. La France, l'Allemagne et la Russie ne jugent pas nécessaire ni même utile de demander un nouvel avis au Conseil de sécurité, tandis que la Maison blanche descend en flammes tout cadre qui semblerait limiter son arbitraire. Dans les circonstances, la stratégie canadienne qui consiste à s'asseoir entre deux chaises ne plaît qu'aux membres non permanents du Conseil de sécurité qui sont assis eux aussi de la même inconfortable manière. Diplomatie plus échevelée que réfléchie et qui apparente le Canada à la mouche du coche.

Le lourd passé de servilité canadienne à l'égard de Washington contribue, en outre, à rendre suspecte une suggestion apparemment nuancée. Déterminer une date butoir, surtout une date extrêmement rapprochée, est-ce remplir par candeur ou sur inspiration contrôlée un mandat américain? Le soupçon a forcément surgi un peu partout. Même si le président Bush a rejeté la suggestion canadienne, il n'est pas exclu, en ces heures de mensonges de gabarit industriel, que le Canada agisse sur ordre en cherchant à faire bouger la France et ses empêcheurs de bombarder en paix. Que Paris, Berlin et Moscou conviennent de fixer une limite précise et rapprochée au sursis accordé aux inspections, ce serait déjà un pas vers la solution guerrière que souhaitent les Étasuniens. Si tel fut le calcul, le moins qu'on puisse dire, c'est qu'il a fait long feu : le camp de la résistance à la guerre n'a pas bronché.

À dire vrai, les États-Unis ont présentement presque autant de raisons d'ignorer la proposition canadienne que le clan rassemblé autour de la France. Cette formule aurait certains mérites si le Conseil de sécurité s'apprêtait à cautionner une intervention armée. Si, par exemple, le projet de résolution anglo-américain devenait, par addition de la demi-mesure canadienne, acceptable à la France, à la Russie et à l'Allemagne, peut-être les Américains consentiraient-ils à piaffer colériquement encore une dizaine de jours. Ils poursuivraient ensuite leur quête du pétrole munis d'une bénédiction urbi et orbi. Ce n'est pas le cas et le Canada, blâmé par celui qui lui a peut-être commandé le geste, revient piteusement à son rôle de figurant silencieux. Il recueille, paraît-il, quelques hochements de tête approbateurs de la part des dix membres non permanents du Conseil de sécurité, mais il n'a certes pas démontré l'habileté manoeuvrière nécessaire dans les ligues majeures. S'il n'y a même pas de deuxième résolution, la proposition canadienne se greffera sur du vent.

D'ailleurs, comme pour faire oublier son opportune déclaration au sujet de la résolution 1441 et revenir à ses performances usuelles, M. Chrétien a fait un détour pour discréditer plus totalement la stratégie canadienne. Il a expliqué, en effet, que les centaines de milliers de soldats massés à proximité de l'Irak ne peuvent quand même pas attendre indéfiniment! « Il faut être réaliste, a-t-il surenchéri, ça coûte cher! » Comme si l'empressement excessif des Anglo-Américains et leur politique du fait accompli leur donnaient raison. Comme si les coûts de déplacement et d'entretien de soldats de métier pouvaient se comparer avec les souffrances que la guerre apportera à des populations qui ne l'ont pas méritée. Comme si la frénésie guerrière enlevait ses mérites à la paix. Diplomatie échevelée, répétons-le, torpillée en plus par M. Chrétien lui-même.

Le fond de la question importe d'ailleurs plus que l'origine de l'étrange suggestion canadienne. Pourquoi, en effet, faudrait-il une date butoir? Pourquoi pas, au contraire, une pleine mesure de confiance à l'égard des inspections assortie d'une analyse périodique des rapports? Les casques bleus fonctionnent de cette manière : mandat établi pour plusieurs mois et renouvelé selon les circonstances avec la contribution des mêmes pays ou de remplaçants. De même, ne reproche-t-on pas à la Corée du Nord de s'être soustraite récemment à une surveillance permanente, preuve s'il en était besoin qu'on peut rendre les inspections presque institutionnelles? L'histoire ne nous rappelle-t-elle pas, par ailleurs, que l'Allemagne a subi, pendant les sept années qui ont suivi la guerre de 1914-1918, des inspections affreusement tatillonnes en plus d'être astreinte à des « compensations de guerre » que Kenneth Galbraith rend (presque) responsables du conflit suivant? Et Chypre n'a-t-elle pas été sous la surveillance des casques bleus pendant bien plus longtemps encore?

Il est vrai, et il serait malhonnête de le contester, que la pression exercée sur Saddam Hussein par la coalition anglo-américaine a facilité le travail des inspecteurs. Sans la menace d'une guerre maintenue à deux doigts du déferlement par MM. Bush et Blair, Saddam Hussein n'aurait pas concédé grand-chose. Cela dit, c'est à l'ONU et au Conseil de sécurité, non à MM. Bush et Blair, de rendre verdict sur l'efficacité des inspections. Si le Conseil de sécurité souhaite qu'une épée de Damoclès demeure suspendue sur Bagdad et s'il estime utile de maintenir le régime de Saddam Hussein sous haute surveillance, qu'il le dise et la pression anglo-américaine acquerra une légitimité. Ni la France ni ses acolytes n'auraient d'objection. Dans l'état actuel des choses, la rhétorique ne vaut pas plus cher du côté des envahisseurs éventuels que du côté de Saddam Hussein : ce dernier n'a pas abusé de l'enthousiasme en accueillant les inspecteurs, mais l'administration Bush, y compris Colin Powell, a raté de son côté toutes les occasions de rendre ses accusations crédibles.

Le Canada, au lieu de s'intégrer subrepticement dans une logique de guerre, aurait dû se montrer digne de ses nombreuses participations aux missions d'interposition de l'ONU. À partir des nombreux conflits qu'ont évités les casques bleus, le Canada pouvait, à titre de participant régulier et généreux, insister pour que les inspections obtiennent le temps et le muscle nécessaires. Sa feuille de route aurait témoigné en sa faveur. Et pourquoi, si la paix est le but recherché, ne pas demander l'extension de l'inspectorat aux autres pays, Israël et les États-Unis par exemple? Et pourquoi ne pas sévir contre les entreprises qui ont fabriqué et vendu à Saddam Hussein des armes interdites par les conventions internationales?

Pourquoi pas une politique ample et clair au lieu d'une date butoir?

Ce sera peut-être une belle performance diplomatique de la part du Canada s'il parvient à rapprocher la France des États-Unis, mais si le Canada rapproche la paix et la guerre au point de les confondre, comme il est en train de le faire au bénéfice de la guerre, ce sera un péché contre l'éthique.

Laurent Laplante

__________

URL : http://www.cyberie.qc.ca/dixit/20030310.html

ACCUEIL | ARCHIVES | ABONNEMENT | COURRIER | RECHERCHE

© 1999-2003 Laurent Laplante et Les Éditions Cybérie. Tous droits réservés.