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Dixit Laurent Laplante
Québec, le 6 mars 2003

Surprises en tous genres

Parler d'époque dramatique quand la guerre menace, ce n'est certes pas outrancier. Nul ne peut prévoir, en tout cas, quel imaginaire lui laissera la guerre, fléau sans comparable. On a beau demeurer loin du théâtre des opérations, la guerre marque tous les humains, à moins qu'ils ne soient pas vraiment des humains. Traverser cette époque invite chaque être humain à préciser ses valeurs avec une attention renouvelée, à les dégager des modes et des conditionnements, puis à s'y cramponner avec ferveur. Certains profitent de l'occasion pour se hisser au sommet d'eux-mêmes; d'autres, que même les tragédies ne projettent pas en dehors de leurs égoïsmes, profiteront des craintes répandues sur l'humanité pour accroître leur butin. Ce qui étonne dans la présente diversité des prises de position, c'est qu'on ne saurait séparer d'avance ceux dont la guerre raffinera le solidarité avec les victimes de ceux qui continueront à ne rien ressentir devant la mort de milliers d'enfants étrangers. Certains s'émeuvent alors qu'on les croyait indifférents; d'autres, dont on prévoyait la compassion, battent le tambour. Il suffit, en effet, de revenir sur l'actualité des derniers jours pour constater ceci : ni les surprises heureuses ni les démoralisantes ne se présentent là où on les aurait attendues.

Le premier ministre Jean Chrétien, après avoir tout fait pour rendre inintelligible la position canadienne au sujet de l'Irak, a tout à coup profité d'un voyage au Mexique pour contredire vertement le président Bush. La résolution 1441, a souligné M. Chrétien, exige de Saddam Hussein qu'il élimine ce qu'on désigne sans plus de précision ses armes de destruction massive, mais elle ne dit mot d'un quelconque changement de régime. Geste inattendu. Rappel pertinent et courageux. Autrement dit, a martelé M. Chrétien, les États-Unis et leurs rares alliés n'ont reçu aucun mandat de l'ONU pour déboulonner le dictateur irakien. Ils ont le droit d'aller chercher ses armes, non de lui faire la peau. Si l'invasion de l'Irak a lieu et se fixe un tel objectif, le président Bush agit de son propre chef. Capricieusement. Illégalement. Morbidement. Cela devait être dit. Que cela ait été aussi net constitue une belle surprise.

Pourquoi avoir tant attendu pour rappeler cette évidence? Je ne sais. Pourquoi, sur cette lancée, ne pas rappeler qu'il n'appartient ni aux États-Unis ni à Ariel Sharon de décréter l'élimination politique de Yasser Arafat?

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Comme bien d'autres, j'ai été sidéré de voir le parlement d'Ankara résister à la demande américaine d'utiliser le territoire turc comme tremplin vers le Nord de l'Irak. Si fortes étaient et sont encore les pressions américaines pour préparer une offensive ouverte en étau que les élus turcs me paraissaient contraints à l'acquiescement. Plus de la moitié d'entre eux ont pourtant refusé d'avaliser la décision à laquelle se résignait leur gouvernement. Pour quels motifs exactement? Sans doute sont-ils diversifiés. Tel député peut se rappeler que les promesses américaines de 1991 n'ont pas été tenues. Tel autre peut craindre la montée en puissance des clans kurdes. Tel autre peut penser à l'entrée de son pays dans le bloc européen. Beaucoup, qui ont vu déferler sur leur pays le flot des réfugiés irakiens jetés sur les routes par l'assaut américain de 1991, refusent de provoquer une autre transhumance affolée. L'essentiel demeure, par delà cette possible fragmentation des motifs, que les élus turcs aient osé ralentir l'implacable poussée américaine. On aurait aimé que les députés canadiens manifestent le même courage quand le Bloc québécois a demandé à notre pouvoir législatif de montrer un minimum de fierté. Belle surprise une fois encore.

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Dans la même veine, apprécions le geste posé par 121 des 199 députés travaillistes de M. Blair. On a si souvent invoqué la discipline de parti pour expliquer la veulerie de nos élus qu'on a fini par croire à l'inexistence des consciences. Il serait impensable, nous a-t-on répété, qu'un député aille à l'encontre des volontés de son parti et défie son chef. Puis, tout à coup, le parlement anglais, d'où serait sortie cette liturgie à base de lâcheté, donne le spectacle d'une désobéissance massive au sein du parti gouvernemental. Autre belle surprise.

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La contrepartie, hélas! est surabondante. Si les révélations du journal The Observer résistent à la vérification, il sera établi à la face du monde que les États-Unis n'ont que faire de la décence quand leurs intérêts mercantiles sont en jeu. Incapables d'admettre qu'une majorité du Conseil de sécurité suive la France et l'Allemagne dans leur pari diplomatique à l'égard de l'Irak, les États-Unis s'adonneraient à toutes les formes techniquement pensables d'écoute et d'espionnage pour intercepter les conversations des membres du Conseil de sécurité. Pas les secrets anglais et américains, bien sûr, mais ceux de tous les pays qui chantent faux selon l'oreille américaine. Forts des renseignements ainsi recueillis, les émissaires américains peuvent plus aisément s'attaquer aux chaînons plus faibles et raffiner leurs mises en demeure. Le procédé est indigne. D'autant plus indigne et révoltant qu'il survient dans un pays que le souvenir du Watergate devrait toujours hanter. Le président Nixon fit espionner son adversaire et l'histoire garde souvenance de son crime; le président Bush fait espionner ceux qui le contredisent et s'imagine en archange des temps nouveaux. Infiniment triste.

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Et que dire quand Donald Rumsfeld affirme que les conventions internationales n'empêcheront pas les États-Unis d'utiliser toutes les armes, permises ou interdites, y compris divers types de gaz, dont ils estimeront avoir besoin. Je ne suis visiblement pas le seul à sursauter devant pareille énormité puisque l'Angleterre elle-même, l'indéfectible associée des États-Unis, vient de se rappeler sa propre législation : les soldats britanniques ne peuvent participer à des opérations recourant à des armes prohibées. Il faut, en tout cas, plus que l'humour anglais pour concevoir que les justiciers déterminés à purger l'Irak de ses armes prohibées combattent le régime de Saddam Hussein avec des inventions aussi répugnantes que les siennes. Même si M. Rumsfeld s'emploie avec énergie ces jours-ci à réécrire le dictionnaire des déclarations maladivement irresponsables, la surprise est plus que désagréable d'apprendre que des armes prohibées font déjà partie du bagage américain et que « si les circonstances l'exigent, elles serviront ».

La démocratie est une utopie que l'humanité ne réalisera jamais dans toute sa perfection. Cela est connu. Cela n'est même pas anormal ou déprimant : il n'est pas nécessaire de suivre sa flèche jusqu'au pôle Nord pour que la boussole aimantée serve de guide et aide à garder le cap. L'utopie est motrice même si elle ne se réalise jamais en plénitude. La honte de notre temps, c'est que la démocratie soit si totalement souillée par ceux qui prétendent en répandre les bienfaits; la gloire de ce temps, c'est que la guerre soit parfois si justement perçue que tout, discipline de parti et risques financiers, cesse de peser quand elle menace.

Laurent Laplante
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