Dixit Laurent Laplante, édition du 24 février 2003

De quelques malentendus

Parce que les rues de plusieurs grandes villes ont résonné de slogans favorables à la paix, certains ont cru pendant un instant suspendue et presque levée la menace d'une guerre contre l'Irak. Parce qu'une majorité des membres du Conseil de sécurité ont manifesté un profond scepticisme à l'égard des « preuves » offertes par le secrétaire d'État américain, certains pensent que la France a retrouvé beaucoup de son ancien prestige et qu'elle déploie quelque chose d'un moderne leadership moral. Parce que la Turquie et l'Autriche ont osé taquiné les nerfs des États-Unis, certains en concluent que la planification du Pentagone connaît des ratés. Cette lecture de l'actualité, en plus de confondre la traditionnelle hirondelle avec le printemps, expose les opposants à la guerre à entonner le mauvais refrain et à échapper des acquis qui, à l'heure actuelle, relèvent surtout du symbole.

Le premier malentendu concerne le pacifisme. Autant la paix est souhaitable et la guerre horrible, autant le pacifisme érigé en doctrine mérite la suspicion. Deux excès, en tout cas, menacent la clarté de l'analyse. L'un conduit à condamner toutes les guerres, l'autre à proclamer trop vite et trop fréquemment la légitimité de la guerre. Quelque part entre les extrêmes, l'humanité doit ménager, conceptuellement et institutionnellement, un espace non pas pour l'ensemble des conflits armés, mais pour les guerres nécessaires. Ces guerres seront, souhaitons-le, rarissimes, mais ce serait bénir d'avance toutes les infâmies que de condamner d'avance toutes les révoltes et tous les assauts lancés contre la tyrannie, l'épuration ethnique, l'asservissement des enfants. Le devoir d'ingérence est lié au droit d'intervenir.

Distinguer entre telle guerre et telle autre exige plus qu'une marche de protestation. Ce n'est pas nier l'importance des manifestations des derniers jours que d'en souligner l'ambiguïté. Proclamer à la face des gouvernants qu'une guerre dite préventive contre l'Irak n'a pas sa raison d'être, c'était, certes, une nécessité et il est réconfortant que la proclamation ait été si puissante. Mais il n'est pas dit que cette protestation signifie la même chose pour tous les marcheurs. Dénaturer cette protestation ciblée, mesurée, circonscrite dans le temps et dans l'espace, au point d'en faire l'apologie d'un pacifisme sans nuance aucune, ce serait immoler le devoir de juger au cas par cas sur l'autel des certitudes artificielles. Quand la preuve sera faite qu'un génocide s'accomplit, il faudra que l'on puisse retrouver intacte et agissante la liberté de juger et d'agir. Nul engouement pour le pacifisme ne doit hypothéquer d'avance cette liberté et ce devoir.

Un autre malentendu porte sur le triomphalisme suscité par le succès de la manifestation londonienne et par l'habileté de la diplomatie française. Encore là, les résultats obtenus doivent être interprétés avec fierté et optimisme, mais aussi avec prudence.

Commençons par Londres. À en croire certains porte-parole de l'énorme manifestation londonienne, l'heure serait venue, puisque la rue a parlé, d'accentuer la pression, de la muscler, de « brasser » plus fermement l'inepte classe politique. On argue du principe qu'un gouvernement engagé sur le sentier de la guerre mérite, lorsqu'il est désavoué par une opinion publique opposée à la guerre contre l'Irak, d'être contraint à la volte-face. Le succès de la manifestation viendrait, en quelque chose, légitimer un durcissement de l'exigence populaire, un recours à l'ultimatum. Il s'agit là, me semble-t-il, d'un raisonnement au moins discutable et auquel on ne devrait se plier qu'après une réflexion conduite à tête reposée. La fin ne justifie pas les moyens, pas même si cette fin est la paix.

Quand la rue, à l'instigation d'une classe sociale favorisée et d'intérêts souterrains, réclame le renvoi du président vénézuélien Hugo Chavez, cela me semble contraire au régime démocratique. Chavez a été élu; qu'on attende pour le déboulonner les échéances prévues par la constitution. Que cette constitution puisse être amendée, soit, mais « on ne détruit bien que ce qu'on remplace » et ce n'est pas de la rue seule que peut surgir un ordre plus satisfaisant. Si cela vaut pour Chavez, cela vaut aussi pour Blair. Que la rue londonienne, encore enivrée de son succès, menace le premier ministre Tony Blair, cela me paraît découler du même illogisme et du même irrespect pour les règles démocratiques. J'ai nettement plus de sympathie pour ce que propose Chavez que pour ce qu'impose Blair, mais l'effort démocratique doit, dans les deux cas, harmoniser les aspirations populaires et le respect des institutions. L'institution politique, jusque dans le rythme des élections, a répondu et répond peut-être encore à un vouloir populaire et il faut bien peu de sens démocratique pour présumer que le vouloir émergé hier est plus respectable que tous ceux qui ont façonné l'institution. Il se peut, je ne le nierai pas, que ce vouloir « instantané » ait les promesses de l'avenir; qu'il en fasse la preuve dans la légitimité. Une marche ne saurait primer sur un mandat électoral.

La diplomatie française, malgré la grossièreté d'une certaine presse anglaise, traverse une phase réconfortante. Le président Chirac retrouve le trémolo gaulliste pour exprimer la joie de la France, c'est-à-dire la sienne. De fait, sans la France, on peut parier que l'Irak serait déjà à feu et à sang et que bon nombre de pays se seraient dispensés d'une analyse sérieuse avant d'obtempérer aux ordres de Washington. Soit. Que soient permises, toutefois, deux petites mises en garde. D'une part, le Jupiter américain est agacé, mais il n'a pas dit son dernier mot. D'autre part, la France, comme les autres personnages impliqués dans cette pièce de théâtre tragique, laisse dans un flou artistique et peut-être trompeur l'explication de ses réticences.

Dans l'état actuel du monde, c'est-à-dire avec les scandaleuses disparités entre le Nord et le Sud créées et entretenues par le capitalisme sauvage, le chéquier pèse souvent plus lourd que les droits. La Turquie, même si elle attend toujours l'aide promise au moment où les réfugiés irakiens envahissaient son territoire après l'opération Desert Storm, subit la séduction des milliards américains. L'Angola aussi peut voir dans les dollars un motif suffisant de faire taire ses scrupules. Même la Russie et la Chine peuvent céder aux pressions économiques d'un pouvoir américain bien servi par le FMI, l'OMC et la Banque mondiale. Ne jurons pas que le Conseil de sécurité demeurera durablement fidèle à sa première conduite.

La France, d'autre part, parle de principes avec une touchante éloquence. Elle manie le vocabulaire des grandes circonstances avec plus de finesse que les matamores du président Bush. C'est pourquoi on ne lui pose pas les questions cyniques et pourtant justifiées qu'on lance sans vergogne à l'administration américaine. On fait honte aux Américains de leur intérêt pour le pétrole sans vérifier si le même facteur influence aussi Paris. Et pourtant ce ne serait que justice de demander à la France si elle n'est pas pétrolièrement avantagée par le statu quo irakien. TotalFinaElf, qui n'a pas exactement la réputation d'un archange désintéressé, n'aurait-elle pas beaucoup à perdre si Bagdad tombait sous l'emprise de l'armée américaine et si le partage des ressources irakiennes réduisait sensiblement les avoirs français? Je ne conclus pas. Je souligne que l'information n'est utile et éclairante que si elle pratique scrupuleusement la règle du audi alteram partem (prête l'oreille à la version opposée).

Un dernier malentendu, c'est celui, infantile, de la position canadienne. Talonner le premier ministre Chrétien pour qu'il dise clairement de quel côté il penche et s'il préférera toujours l'ONU à la cavalcade du posse américain, c'est peut-être un spectacle fascinant, mais c'est surtout une perte de temps. La réponse, en effet, s'étale devant nos yeux : le Canada est déjà engagé jusqu'à la moëlle dans le bellicisme américain. Le Canada, à l'OTAN, a accepté la logique de guerre américaine, avant même que le secrétaire général Robertson ne consente cavalièrement quelques concessions. Le Canada a déjà accepté de remplacer les troupes américaines dans des zones comme l'Afghanistan, de manière à accroître les ressources destinées à l'invasion de l'Irak. Le Canada se charge des basses oeuvres des États-Unis quand, à la face du monde, il demande qu'une date limite soit fixée pour la fin des inspections, alors que la surveillance n'a de sens que si elle fait partie des tâches permanentes de l'ONU. Le problème n'est donc pas de savoir si le Canada maîtrise son destin, mais de dissiper tout malentendu quant à son suivisme.

L'espoir a quand même connu de belles embellies. Veillons à lui garder ses chances.

Laurent Laplante

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URL : http://www.cyberie.qc.ca/dixit/20030224.html

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