Dixit Laurent Laplante, édition du 13 février 2003

L'évangile selon George Bush

Figé dans son absolue certitude d'avoir raison, le président américain George Bush n'a que faire d'alliés qui ne se comportent pas en béni-oui-oui. Il tape du pied, les vilipende, les insulte. Et ses fidèles de faire chorus et d'enrichir de leurs pires trouvailles la litanie des blâmes. La France, l'Allemagne et maintenant la Belgique se conduisent de façon honteuse, irresponsable, inimaginable. À croire que ces survivants de la « vieille Europe » ne savent pas encore à qui l'évangile selon Bush promet ses béatitudes et à quelle géhenne le même évangile voue les coeurs tièdes. Sur cette lancée, le président américain fait savoir au Vatican que la doctrine de saint Augustin et de saint Thomas sur les caractéristiques d'une guerre juste fait l'objet d'une réécriture au Pentagone. Des alliés qui pensent par eux-mêmes n'ont pas leur place dans le ciel dont George Bush contrôle l'accès et le pape lui-même, s'il se montre pointilleux, pourrait séjourner au purgatoire. Qu'on se le dise, Dieu est américain et George Bush est son fidèle interprète. En cas de divergences entre Dieu et George Bush, le point de vue de George Bush prime.

Les conseillers du président Bush s'offusquent de ce que les tenants de la paix ralentissent de leur mieux l'inexorable marche des États-Unis vers la guerre. Le crime commis en est un de lèse-Maison blanche. Puisque les États-Unis ont fait leur lit, tous devraient s'y étendre docilement. Tous devraient même se tenir prêts à changer d'avis au moindre signal de virage donné par la Maison blanche. Si le président Bush réclame des inspecteurs parce qu'il présume que Saddam Hussein les rejettera, le choeur doit reprendre le refrain. Si la mélodie américaine change parce que le ratoureux despote irakien ouvre sa porte aux inspecteurs, le choeur, docilement, doit lui aussi mettre en doute la compétence et la discrétion des inspecteurs. Si la Maison blanche se satisfait de la seule résolution 1441, tous doivent affirmer à l'unisson qu'elle est le dernier mot. Si la Maison blanche change son fusil d'épaule et fait savoir aux médias à sa botte qu'une deuxième résolution se gonfle bellement dans la huche à pain américaine, les alliés devraient psalmodier servilement leur accord : « M. Bush a raison. Que son saint nom soit béni ».

À elle seule, la stupéfaction rageuse avec laquelle l'équipe du président Bush accueille les initiatives européennes dissipe toute ambiguïté quant à l'idée que se fait Washington de la gouvernance mondiale. Aux yeux de Washington, il y a consultation des alliés quand on leur signifie les comportements à adopter. Il y a trahison de la part des alliés s'ils explorent de manière responsable et autonome les avenues pacifiques que Washington a interdites à la circulation. Ce sont les alliés qui se livrent à la dissimulation quand la Maison blanche, avec l'aide complaisante du Wall Street Journal, concocte une lettre d'appui à la politique américaine et la fait signer par huit chefs d'État européens à l'insu de la présidence grecque et des capitales les plus importantes. Quand les Américains tentent de manipuler l'OTAN, machine rendue anachronique par l'effondrement du pacte de Varsovie, en la lançant à la défense d'une Turquie que rien ne menace « dans son intégrité territoriale », ce sont les pays européens qui manquent à leurs engagements. Quand le secrétaire d'État Colin Powell, prophétisant un réalignement au Moyen-Orient, laisse entendre que la Turquie aurait le feu vert pour s'emparer d'une partie de l'Irak, il est scandaleux, choquant, invraisemblable que trois pays européens jugent que l'intégrité territoriale de la Turquie n'est aucunement menacée et refusent d'interpréter dans ce sens l'entente de défense mutuelle qui les lie à la Turquie. Devant tant de lächeté et de mauvaise foi des alliés, on ne s'étonne plus que l'exécutif américain soit à court de gros mots. Même le dictateur de Charlie Chaplin avait de meilleures manières.

Mais la susceptibilité maladive de la Maison blanche n'avait pas encore attaqué toutes les hérésies commises contre l'évangile selon Bush. La liste des haïssables rebelles, en effet, ne comprenait pas encore le Vatican. C'est chose faite : Jean-Paul II suivra des cours sur ce qu'est la nouvelle orthodoxie en matière de guerres justes. L'ambassadeur américain au Vatican organise même à proximité des oreilles pontificales un colloque destiné à dépoussiérer les notions vétustes. On imagine que le président Bush corrigera lui-même les travaux pratiques que l'étudiant Woytila devra présenter...

On connaît la réplique qu'avait eue Staline quand on lui avait fait part de critiques en provenance du Vatican : « De combien de divisions dispose le pape? » Ce commentaire par lequel Staline exprimait son mépris pour ce qui peut se passer de l'autre côté du ciel est aujourd'hui glorieusement dépassé par l'évangile selon Bush. Staline se satisfaisait de la planète Terre et se moquait allègrement de ce que pouvaient penser le pape et sa confrérie d'idéalistes; la Maison blanche d'aujourd'hui dispute aussi au Vatican la supériorité doctrinale. Non seulement le président Bush veut le triomphe militaire, mais il tient à accrocher l'auréole de la guerre juste sur la prochaine invasion américaine. Fondamentalisme, quand tu nous tiens! S'ajoutant aux crises de dépit de MM. Powell et Rumsfeld face à ces « vieux Européens » qui se permettent d'avoir des idées, cette prétention américaine invite tout le monde, Dieu compris, à se montrer discret sous peine d'être bientôt inclus dans l'axe du mal.

Je m'arrête, car il n'y a vraiment pas de quoi rire. Même révélatrice de l'isolement culturel dans lequel évoluent les collaborateurs immédiats du président américain, l'extrême susceptibilité de cette équipe fait planer sur l'humanité la menace des gestes irréfléchis et de coûteuses rancunes. Se moquer du roi même quand il se rend ridicule comporte des risques.

L'indécence des réactions américaines n'est d'ailleurs pas perçue avec la même intensité par tout le monde. Le premier ministre canadien, par exemple, range docilement notre pays dans le camp proaméricain de l'OTAN : le Canada estime normal d'augmenter l'armement turc au cas où Saddam Hussein porterait la guerre en territoire turc. Mesure défensive? Allons donc! Ce n'est pas du côté irakien de la frontière que se massent les troupes d'invasion, mais du côté turc. Ce n'est pas l'Irak qui convoite une tranche du territoire turc, mais c'est la Turquie que l'on appâte en évoquant une redéfinition de ses frontières. La Turquie se sent d'ailleurs si peu menacée que 90 pour cent de sa population s'oppose à une guerre contre l'Irak et que ce sont les États-Unis, dans un premier temps, qui ont dû présenter une demande d'aide au nom de la Turquie. De cela, M. Chrétien, plongé dans la mémorisation de l'évangile selon Bush, ne s'est pas soucié.

Ne sous-estimons cependant ni l'aptitude américaine à imposer les vues de la Maison blanche ni les besoins en capitaux et en armement de dizaines de pays. L'heure est favorable aux tractations. Pourquoi l'Iran, comme par hasard, ne se lancerait-il pas à son tour dans l'aventure nucléaire? Pourquoi la Russie et la Chine, qui ont longuement laissé la France à son isolement, ne monnaieraient-elles pas un ralliement tardif à la thèse américaine? Apprécions quand même que certains aient osé contredire l'évangile selon Bush et espérons que les colombes aient du souffle.

Laurent Laplante

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URL : http://www.cyberie.qc.ca/dixit/20030213.html

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