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Dixit Laurent Laplante
Québec, le 30 janvier 2003

Les mots et la morale

Peut-être parce que je suis immergé dans Camus à « Combat », je ressens le besoin de vérifier si, comme journalistes ou commentateurs, nous préservons assez la nécessaire adéquation entre les mots et la réalité, entre nos textes et les exigences de la morale. Si la clarté fait défaut et si la rectitude politique substitue un terme lénifiant au mot qui serait pleinement révélateur, les gestes répréhensibles entrent masqués dans l'univers de l'acceptable. Se produit alors une évacuation de la préoccupation morale et l'information s'intègre au monde de la manipulation.

Un tueur est un tueur
La peine de mort est en elle-même, à mes yeux, une horreur, un rappel des temps barbares. Certains crimes, c'est vrai, répugnent tant qu'ils induisent en tentation de vengeance. Mais répliquer à l'horreur par la peine de mort, c'est faire triompher le répugnant et lancer la société au complet dans un cycle sanglant. Il y a cependant pire encore que la peine de mort, c'est le lynchage. Il brandit l'excuse de l'émotivité sauvage d'une foule, mais il s'agit d'un meurtre dont on émiette la culpabilité. Pire encore que le lynchage, il y a l'assassinat ciblé, l'exécution à froid de personnes soupçonnées d'attentats, qu'on devrait arrêter et traduire en justice, mais que l'on tue sur obscure présomption de culpabilité. Lorsque cela se produit, comme Israël et les États-Unis se vantent de le faire, le risque n'est plus celui, toujours exorbitant, d'une erreur judiciaire, mais celui d'un remplacement du tribunal par des tueurs en uniforme qui n'ont que faire de preuves fiables et auxquels on ne demandera jamais de comptes. Au lieu du risque d'erreur, l'arrogante assurance d'un meurtre. Le juge décide en son âme et conscience après audition de la preuve et des plaidoyers, ce qui n'élimine pas le risque d'erreurs et ne rend pas la peine de mort acceptable. Le soldat qui assassine alors qu'il a toute la force nécessaire pour procéder à une arrestation dépasse le lynchage sans l'excuse de l'hystérie collective et applique la peine de mort sans la moindre des précautions judiciaires. Ce soldat est un tueur et celui qui lui ordonne de tuer est un tueur. Et cela se fait.

La déshonorante torture
La torture, malgré le renfort que lui apportent présentement des esprits égarés et des sophistes stipendiés, est et sera toujours une honte. On peut la couvrir de termes alambiqués et parler, par exemple, d'interrogatoires musclés ou de menaces « déterminantes »; on n'en fera jamais un comportement moralement acceptable. Surtout, on n'en changera pas l'écoeurante logique en pratiquant la sous-traitance. Ce qu'Israël a commandité à l'extérieur de son territoire et ce que font les États-Unis en confiant leur sale boulot à des pays à l'information opaque, c'est encore et toujours de la torture. Elle ne guérit pas son immoralité en s'éloignant des regards.

Des morts dépréciés?
Deux aviateurs américains font face aux tribunaux pour avoir largué une bombe sur des soldats canadiens. Il n'en faut pas davantage pour que l'opinion américano-canadienne se félicite de la transparence de la justice militaire américaine. Est-il indiscret de demander à quel moment débutera l'enquête sur une autre bavure militaire qui a tué une cinquantaine de civils afghans pendant une réception de mariage?

L'intérêt des électeurs
Le ministre des Finances du Canada, John Manley, s'en tire à bon compte. À trop bon compte. Député de la région d'Ottawa, il a tellement pris à coeur les difficultés financières du club de hockey de la capitale canadienne qu'il est intervenu auprès d'un des créanciers de l'équipe pour tenter un sauvetage. Quand son geste a été porté à la connaissance du public, le conseiller à l'éthique du gouvernement central s'est penché sur l'affaire et a « blanchi » M. Manley au motif qu'il n'avait fait que défendre les intérêts de ses électeurs. Désormais, il n'y a pas une seule entorse à l'éthique, mais deux : celle du ministre Manley, celle du conseiller à l'éthique. (Il y a des conseillers que Camus baptise « conseilleurs... ». J'aime le terme, pas la chose.)

M. Manley, comme ministre, n'est pas élu, mais nommé par le premier ministre Chrétien. Comme ministre, il n'a pas d'électeur. Devenu ministre, il doit s'occuper de l'ensemble de l'électorat canadien. L'éthique voudrait qu'un ministre n'accorde aucun traitement de faveur aux électeurs qui en ont fait leur député. Comme député, M. Manley ne pèse d'ailleurs rien aux yeux d'un banquier et il n'aurait probablement même pas tenté d'infléchir la décision bancaire s'il n'avait pas été ministre. Le ministre Manley ne se donne sûrement pas autant de mal pour chacun des électeurs du député Manley. C'est donc en tant que ministre dépourvu d'électeurs qu'il est intervenu. Le député Manley se conduit mal quand il usurpe les pouvoirs du ministre Manley.

Mais le conseiller à l'éthique ne fait pas mieux. Sondant les reins et les coeurs, il juge que les motifs du ministre Manley étaient purs et qu'il n'y a donc pas de faute. La fin, à ses yeux, justifie les moyens. L'entorse à l'éthique du ministre Manley est sanctifiée par son intention vertueuse. Pourtant, quand des militants accusés de méfaits invoquent pour leur défense les motifs de leurs gestes, l'objectif, même s'il s'agit de la paix, cesse de justifier les moyens.

Représentés deux fois?
Pour tenter de calmer les tensions régionales entre Blancs et Autochtones, l'ex-ministre québécois Guy Chevrette recommande un élargissement de la consultation. L'entente, qui devrait valoir aux Autochtones une véritable autonomie sur une portion du territoire québécois, ferait l'objet de nouvelles négociations auxquelles les populations blanches des régions concernées devraient participer. Les Autochtones ne comprennent pas et moi non plus.

Les négociations entre les Autochtones et le gouvernement québécois durent, on le sait, depuis des années. Pendant tout ce temps, le gouvernement négociait, en toute légitimité, au nom de l'ensemble du peuple québécois. Comment justifier que, tout à coup, les populations blanches des régions plus directement touchées obtiennent une représentation inattendue et supplémentaire? Faut-il comprendre que le gouvernement négociateur va devenir un arbitre entre les représentants autochtones et les porte-parole de certaines populations blanches? On comprendrait que les Blancs inquiets ou mécontents blâment leur gouvernement, mais les Autochtones n'ont pas à payer pour les querelles entre Blancs. Les Blancs auraient-ils la langue fourchue?

Taxes spéciales
Une fois de plus, on flirte avec l'idée d'imposer une taxe spéciale pour répondre à un besoin spécifique. Une fois de plus, on présume qu'un impôt dont la finalité est circonscrite provoquera de moindres remous dans la population. Voilà donc lancé le projet d'une taxe spéciale sur l'essence pour financer le transport en commun.

À la réflexion, un gouvernement devrait s'interdire une fiscalité fondée sur la spécialisation des entrées et des sorties de fonds. Un gouvernement taxe, puis répartit l'argent perçu. On imagine mal le ministre des Transports imposant une taxe spécifique pour financer son ministère, le ministre de la Justice en faisant autant pour payer les juges, le ministre de l'Éducation... Un gouvernement taxe selon les besoins d'ensemble, puis il ventile son budget. Au gouvernement issu du vote populaire de décider, quand on le presse d'accroître le financement des soins de santé ou d'éducation, s'il retire des fonds à un poste pour en ajouter à un autre.

L'idée de recourir à des taxes spéciales est une assez triste façon pour un gouvernement d'abdiquer ses responsabilités et de laisser les lobbys se disputer le contrôle du budget public. Une taxe spéciale pour les médecins spécialistes serait peut-être acceptée par l'opinion publique, mais ce serait, de la part d'un gouvernement, une lâcheté. Même chose dans le cas de l'automobile : il n'appartient ni aux automobilistes ni aux usagers des transports en commun de contrôler le budget, mais aux élus.

Laurent Laplante
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