Dixit Laurent Laplante, édition du 6 janvier 2003

Une année citoyenne?

Les années passent, souvent marquées par la peur. Il y eut, amplifiée et coûteuse, l'hystérie provoquée par le bogue de l'an 2000. Des mois durant, on nous a fait redouter le pire. À peine cette crainte s'était-elle apaisée que survinrent d'abord la déstabilisante élection à la présidence des États-Unis, puis le drame de septembre 2001 avec son cortège de stériles analyses rétroactives, de rumeurs erratiques et de prévisions apocalyptiques. Depuis lors, ben Laden et le mollah Omar brillent toujours par leur absence, mais nous vivons selon des lois et règlements qui doivent beaucoup aux calculs politiciens et bien peu à l'examen de faits vérifiés. L'année 2003 doit-elle, de façon irrévocable, se dérouler elle aussi sous le règne d'une peur débilitante? Pourrait-elle marquer, au contraire, le début d'une lucidité accrue et d'une meilleure autonomie civique? Pourrait-on voir plus clair et adopter une respiration moins syncopée?

La citoyenneté est un rejet de la peur et un refus des conditionnements. Le consommateur et le citoyen diffèrent en ceci que le premier éprouve les sentiments qu'on lui vend, tandis que le second professe et entretient des convictions rebelles au nivellement, à la mode, à l'effet Panurge. Vivre 2003 sous le signe de la citoyenneté, cela signifierait ne pas craindre sans raison, ne pas croire sans preuve, se soustraire aux voix de la publicité et des relations publiques, réapprendre à détecter le racisme partout où il s'insinue, donner un contenu politique à la solidarité.

Parlons non pas plus concrètement, mais de manière plus illustrée. Un récent sondage, que les médias dominants ont enterré sous un éloquent silence, révélait que les Américains approuvent les gestes de MM. Bush et Cheney tout en doutant fortement de leur fiabilité. À l'autre bout du monde, un autre sondage, portant cette fois sur les sentiments des Palestiniens, montrait la même schizophrénie : l'immense majorité des personnes interrogées jugeaient que l'Autorité palestinienne était corrompue jusqu'à la moëlle, mais offraient toujours un appui consistant à Yasser Arafat. On imagine sans peine que les Français agiraient à peu près de la même manière à l'égard de Jacques Chirac et que les Italiens en feraient autant à propos de M. Berlusconi. Tout comme les Canadiens, convaincus des insondables turpitudes de l'administration Chrétien, ne lui refusent pourtant pas leur appui. Un dernier sondage, auprès des Canadiens, montre enfin qu'on peut croiser les données : les Canadiens ne refuseraient pas d'appuyer modérément les interventions américaines à l'étranger, mais les deux-tiers d'entre eux jugent que les Américains aiment un peu trop jouer les gros bras partout dans le monde. La schizophrénie, on le voit, ne manque pas d'adeptes. Dissocier et même opposer ainsi politique et sens moral, c'est, pourtant, à mon sens, le fait de consommateurs, non un indice de citoyenneté. Cela peut préparer des marchés prospères, mais cela crée des sociétés sans entrailles. Cela conduit à vérifier d'abord si le clonage peut rapporter des sous avant de se pencher sur cette démence elle-même, tout comme cela nous vaut des premières pages de quotidiens consacrées au premier bébé de l'année ou des reportages radiophoniques sur l'anachronique remise de la canne à pommeau d'or à un capitaine qui ne saura pas où la cacher. Du bruit, du clinquant, du « meublant », mais ni sens ni compréhension. Du pouvoir, à condition de ne pas en connaître la nature.

La citoyenneté, elle, lutte contre les conditionnements. Il s'agit d'une lutte astreignante, car les conditionnements viennent de partout. Ce combat vaut cependant au citoyen un réconfortant sentiment de liberté. Un consommateur d'images et de slogans modifie ses opinions de mois en mois ou de semaine en semaine, tandis que le citoyen s'informe, discute, réfléchit et ne change ses convictions fondamentales que sous la pression de révélations indiscutables. Voir un parti politique aussi superficiel que l'Action démocratique du Québec (ADQ) filer comme une comète au zénith des sondages prouve que les consommateurs sont nombreux et les citoyens beaucoup moins. On retourne une crêpe moins vite qu'on n'inverse l'opinion. Comment cela s'est-il produit? Et comment cela, après s'être produit, peut-il se résorber en quelques semaines et ramener l'ADQ au troisième rang? L'explication n'a rien de glorieux, ni pour les médias, ni pour les éventuels électeurs. La citoyenneté n'y trouve pas son compte.

Un citoyen saura, face aux assauts menés contre la liberté de penser et de circuler, que le prix exigé aujourd'hui pour contrer le terrorisme dépasse les taux usuraires et que le terrorisme dûment inventorié ne mérite pas ces extorsions. Le consommateur crédule et paresseux se fiera aux manchettes, aux déclarations ronflantes et aux messes solennelles à la mémoire des victimes d'un attentat qui, hélas!, n'en était qu'un parmi bien d'autres. Il ne saura rien de Bhopal, rien du Rwanda, rien de la Palestine, rien de la Sierra Leone, rien des milliers d'enfants irakiens coïncés entre la dictature et la gourmandise pétrolière. Il ne saura pas que la vie d'un pompier new-yorkais vaut deux ou trois cents fois la vie d'un Afghan tué par erreur pendant des noces villageoises. Le consommateur croira au lieu de vérifier. Le citoyen, lui, verra qu'il est gouverné par des gens tristement prêts à traiter différemment les peaux blanches et les teints moins familiers; il saura que le racisme gagne du terrain et que des législations improvisées et frileuses aident les préjugés à élargir leurs têtes de pont. Le citoyen refusera sa confiance à ceux qui importent au Canada une peur du pire que seuls devraient ressentir les pays au comportement ou au passé impérial. Le citoyen saura que son gouvernement ne verse à peu près jamais la totalité des sommes promises aux pays pauvres et il en éprouvera au moins de la gêne. Un gouvernement de consommateurs redoutera les sanctions commerciales plus que l'érosion de ses valeurs; un gouvernement issu de la citoyenneté préserverait d'abord la présomption d'innocence et le droit à la liberté d'expression et de circulation. Et une société formée de citoyens choisirait ses gouvernants en conséquence.

Pour se soustraire aux conditionnements et aux myopies qui en résultent, le citoyen choisira ses sources d'information. Il apprendra qu'à côté du spectacle et de l'humour, il doit y avoir du temps et de l'espace pour l'information, la réflexion et, oui, oui, l'effort. La citoyenneté réclame de chacune et de chacun plus qu'un univers sonore baignant dans le sirop d'un éternel Musak, plus que les coups de gueule des démagogues matutinaux, plus que les états d'âme des chroniqueurs sans ancrage. C'est dire à quel point la citoyenneté est sous-alimentée. Est-ce pire qu'avant? Je le crois, mais peu importe, car il y a, pour nous et aujourd'hui, sous-alimentation et, ce qui ne vaut pas mieux, conditionnement. Que le charlatan Raël glorifie le clonage et c'en est assez pour qu'une petite faune de microteux pontifie sur la question sans se demander quelles balises guident l'ensemble de la recherche médicale ou pharmaceutique. Qu'une opération policière soit déclenchée pour démanteler un réseau de prostitution juvénile dans la capitale québécoise, c'en est assez pour que la meute de la radio privée déclare la cause entendue, concentre son tir sur la vedette dont le nom fait oublier celui des autres prévenus et se déguise, tardivement et bien artificiellement, en ligue de protection de l'enfance, sans renoncer, bien sûr, à la grossièreté statutaire. Vers quelle source doit donc se tourner la citoyenne ou le citoyen pour qu'il lui soit rappelé, malgré les aboiements de la meute, que la présomption d'innocence est le rempart de la civilisation contre le lynchage? Quoi lire et qui écouter pour entretenir le questionnement sur la permissivité, les confidences ratées des adolescentes, les roueries des prédateurs, la distance entre le voyeurisme et l'information?

Je ne cherche pas à dramatiser ni à donner un ton moralisateur à des inquiétudes civiques. J'estime tout simplement que la plupart des craintes dont on nous imprègne sont largement injustifiées et que les vrais dangers sociaux sont occultés. Les risques les plus réels ne sont pas ceux du terrorisme, mais celui du racisme répandu par des gouvernements qui ignorent que le terrorisme ne se détecte pas par un examen de l'arbre généalogique ou à la couleur de l'épiderme. Nous avons pourtant eu peur d'un bogue qui témoignait seulement des « distractions » d'une industrie qui n'a d'ailleurs pas pensé à présenter ses excuses et qui nous a facturé ses erreurs. De l'attentat de 2001, on a tiré de quoi inhiber notre goût de voyage, de quoi freiner notre apprentissage des solidarités internationales, de quoi empêcher la pauvreté du Sud de venir camper à l'ombre de notre prospérité. D'une offensive pétrolière encore en cours, on a déduit que nous devions craindre, redouter, appréhender les pires calamités. Quand on regarde ce que nous ont valu ces peurs lancées d'en haut et savamment entretenues par des relationnistes dangereusement professionnels et des médias qui le sont beaucoup moins, n'est-il pas temps d'essayer autre chose? Temps d'entrer, dès cette année, dans une ère de lucidité, de confiance, de liberté? Pourquoi pas un effort vers la citoyenneté? L'année nous permettra divers choix politiques. À nous d'en profiter.

Laurent Laplante

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URL : http://www.cyberie.qc.ca/dixit/20030106.html

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