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Dixit Laurent Laplante
Québec, le 2 janvier 2003

Les absolus et leurs injustices

L'injustice heurte le coeur et l'esprit, surtout quand celui qui la commet agit en pleine connaissance de cause et en exigeant ostensiblement pour lui-même les droits qu'il nie aux autres. Un triste sommet est atteint lorsque le contraste s'affiche avec complaisance et lourdeur et prétend se justifier par le mensonge et le sophisme. L'année qui s'est terminée aura été, à cet égard, un temps de scandaleuses et choquantes disparités.

La campagne que les États-Unis ont orchestrée toute l'année pour obtenir la mise au ban de l'Irak illustre de diverses manières l'existence de ces injustices. L'Irak ne mérite évidemment pas d'éloges au chapitre des droits de la personne. Sa dictature, cependant, se distingue assez peu de ses consoeurs. Saddam Hussein fut même, il y a peu de temps, un allié à qui on a vendu tout ce qu'on lui reproche aujourd'hui de posséder. Or, pour des motifs qui demeurent au mieux équivoques, le régime mériterait aujourd'hui le feu du ciel. On bombarde depuis des mois une partie de son territoire, on l'empêche de vendre librement son pétrole, on le soumet aux embargos les plus capricieux et les plus meurtriers, on l'oblige à subir des inspections dont on refuse d'avance d'accepter les résultats.

S'il est vrai que le régime irakien mérite d'être gardé à l'oeil, il y a injustice quand rien n'est fait pour appliquer les mêmes mesures aux situation comparables. Israël s'est dotée de l'arme atomique sans jamais rendre de compte à qui que ce soit. Ses conquêtes territoriales ne lui ont pas été reprises, contrairement à ce qu'a vécu l'Irak. Personne, pas plus les organisations humanitaires que les diplomates étrangers, ne circule en territoire israélien ou palestinien qui n'est pas agréé par l'armée d'occupation et c'est par milliers que les visiteurs jugés indésirables ont été refoulés à la frontière. L'ONU ne réussit pas à s'interposer entre Israéliens et Palestiniens. L'armement israélien n'a pas de commune mesure avec ce qui reste à l'Irak, mais nul ne peut en établir l'inventaire. On est loin des inspections imposées à l'Irak.

Les vendeurs d'armes eux-mêmes jouissent, comparés à l'Irak, d'une rentable présomption d'innocence. Autant on exige de l'Irak une transparence complète, autant on garantit aux vendeurs de canons l'anonymat qui leur permettra de perpétuer leur commerce. Celui qui achète est blâmé, ceux qui vendent prospèrent. Injustice. L'un des acheteurs, l'Irak, est traité comme un paria et un vicieux, tandis que ceux qui lui ont fourni l'armement, les États-Unis, la France, l'Angleterre, l'Allemagne, la Russie, siègent parmi les irréprochables. Injustice. Heureusement, les noms des marchands de canons ont commencé à circuler sur Internet à la plus grande honte des vertueux donneurs de leçons.

Dans le bras de fer entre la Corée du Nord et les États-Unis, l'injustice confine à la caricature. Washington, preux défenseur de la démocratie, invite la communauté internationale à isoler le mécréant qui prétend acquérir l'arme nucléaire que possèdent déjà ceux qui se prétendent scandalisés. Or, cette même communauté internationale est constamment traitée par Washington avec le mauvais bout de la fourche. Les États-Unis sont les seuls, à part la Somalie, à ne pas ratifier la charte internationale sur les droits de l'enfant. Les États-Unis ont fait déraper l'accord international sur la vente de médicaments génériques (et moins chers) aux pays pauvres. Les États-Unis, au Japon comme en Corée du Sud, soustraient leurs ressortissants aux systèmes judiciaires étrangers. Les États-Unis achètent à coups de millions l'extradition d'un Milosevic pour le faire comparaître devant le Tribunal pénal international, mais refusent de reconnaître la compétence de ce tribunal quand il s'agit d'eux. Pire encore, ils menacent de représailles économiques les pays qui aident à consolider ce tribunal. De même, les États-Unis, principaux pollueurs de la planète, rejettent le protocole de Kyoto. L'administration Bush n'hésite d'ailleurs pas, Moscou en sait quelque chose, à déchirer les pactes bilatéraux ou internationaux qui interdisaient la mise au point de boucliers spatiaux. Quand de tels isolationnistes font appel à la solidarité internationale pour isoler la vilaine Corée du Nord, on hésite entre l'éclat de rire et le hurlement.

Bien sûr, l'injustice trouve chez les faiseurs d'images et même, malheureusement, dans la servilité actuelle des médias toute l'aide dont elle a besoin pour mentir, dissimuler, tromper. Abattre Hussein, isoler la Corée du Nord, en se réservant le droit de bombarder de nouveau Khadafi ou l'Afghanistan, tout cela, selon un certain vocabulaire, révélerait un souci de prévention. Si vis pacem, para bellum (Si tu veux la paix prépare la guerre), disait un grand conquérant dont le président Bush a peut-être entendu parler. Ce ne serait donc que pour protéger nos valeurs (?) que les États-Unis se portent à l'assaut partout sur la planète. Gore Vidal (La fin de la liberté - Vers un nouveau totalitarisme?) écrit pourtant ceci, après avoir fourni une liste effarante d'interventions militaires américaines : « Dans ces centaines de guerres contre le communisme, le terrorisme, la drogue, ou parfois pas grand-chose, entre Pearl Harbor et le mardi 11 septembre 2001, nous avons toujours porté le premier coup. » L'allié israélien recourt au même vocabulaire pour blanchir ses assassinats. Drôle de prévention qui conduit Israël à occuper le territoire palestinien, qui maintient des milliers de Palestiniens dans les prisons israéliennes sans le moindre procès et qui entraîne la mort de trois fois plus de Palestiniens que d'Israéliens. Injustice et sophisme. Drôle de prévention qui incite les États-Unis à traiter la Corée du Nord d'État voyou alors que, de tous pays qui ont l'arme nucléaire, seuls les États-Unis ont eu l'inhumanité de s'en servir.

Comment peut-on se sentir démocrate ou simplement honnête en se soustrayant aussi constamment aux règles de l'équité? Le réponse, je le crains, tient en peu de mots : il faut que l'on se croit supérieur. L'être supérieur a droit à son pétrole et tant pis s'il doit affamer une population pour aller le chercher. L'être supérieur a droit à l'échelle pour atteindre le niveau dominant, mais il a aussi le droit, peut-être même le devoir, de retirer l'échelle avant que les êtres inférieurs s'en servent.

Cette tendance à se croire supérieur, elle existe, convenons-en, dans toutes les cultures. Chacun aime à traiter les autres de béotiens ou de barbares. Chacun apprend, cependant, que le nombrilisme est mauvais conseiller. Chacun, s'il se sait porté à l'ethnocentrisme et à ses injustices, consent donc, bon gré mal gré, à reconnaître les droits des autres. Chacun conserve sa légitime fierté nationale, mais il admet avec maturité la nécessité d'ententes internationales et d'arbitrages dénationalisés. L'anormal, ce n'est donc pas qu'existent des propensions à l'arrogance et à ses injustices, mais qu'on stérilise tout ce qui construirait un équilibre entre la fierté nationale et l'instauration d'un ordre mondial digne de ce nom. L'absolu national est un danger immense quand il refuse de reconnaître l'égal dans le différent.

Laurent Laplante
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