Dixit Laurent Laplante, édition du 12 décembre 2002

Un bellicisme indécent et dévastateur

L'axe du Bien se conduit mal. Les États-Unis, l'Angleterre et Israël tiennent tellement à en découdre avec Saddam Hussein qu'ils mentent et trichent à qui mieux mieux et qu'ils en oublient toute décence. Au passage et comme distraitement, cette coalition détruit les quelques institutions que l'humanité s'est données précisément pour éviter de nouvelles guerres. Preuve est ainsi offerte que l'humanité a plus à craindre de l'axe du Bien que de Saddam Hussein.

Le plus récent abus de force est devant nos yeux. Les États-Unis s'emparent cavalièrement du rapport remis par l'Irak et décident du nombre de copies qu'ils en feront et des coupures qu'ils y pratiqueront. L'ONU, dont la gouverne est plus flottante que jamais, regarde s'envoler un document qui lui est destiné et dont elle ne pourra plus garantir le contenu. On imagine sans peine que des segments du rapport peuvent disparaître, de manière à ce que Washington puisse ensuite dénoncer la duplicité et les omissions de Saddam Hussein. Cela serait compatible avec les déclarations du président Bush qui, depuis le début de l'opération, déclare que le rapport irakien n'est pas fiable. Après avoir miné la crédibilité d'un document qu'il n'avait pas lu, le président américain s'est placé de manière à pouvoir, en effet, le rendre mensonger. Chose certaine, c'est que plus personne ne peut se fier au rapport. Les versions divergent quant à savoir s'il y a une ou deux copies du rapport. Cela ne dissipe pas les doutes, loin de là. Il est devenu possible, en effet, de prétendre n'importe quoi. Quand Hussein dira que son rapport contenait telle information et que les Américains diront le contraire, qui croira-t-on?

Paranoïa? Pas du tout. On ne parviendra pas, en tout cas, à présenter ce vol de courrier comme un geste anodin. D'une part, les États-Unis tenaient visiblement à se donner d'urgence les moyens de discréditer le rapport irakien. D'autre part, comme le rapport irakien est censé identifier les fabricants et les pays qui ont vendu des armes à Bagdad, on imagine la nervosité des milieux qui risquent d'être pris en flagrant délit de connivence avec le Mal. Il semble d'ailleurs que les marchands de canons n'ont contribué à l'inventaire des armements irakiens qu'à la condition expresse de ne jamais être identifiés sur la place publique. De là à penser que les membres permanents du Conseil de sécurité, qui sont également les principaux vendeurs d'armes, ne tiennent pas à ce que le rapport irakien braque les réflecteurs sur leur commerce honteux et sur leurs mensonges, il n'y a qu'un pas. Les États-Unis avaient leurs raisons de faire main basse sur un rapport destiné à l'ONU; des complicités se sont greffées là-dessus en provenance de pays et de fabricants qui préfèrent l'ombre et la discrétion.

Un détail qui n'en est peut-être pas un. Une rumeur prétend que les membres permanents du Conseil de sécurité seraient les seuls à recevoir ce qui concerne le programme d'armement nucléaire de l'Irak « parce qu'ils ont une connaissance particulière de ce type d'armement ». Cela étonne, car l'Angleterre, contrairement à la France qui a sa propre filière nucléaire, est à la remorque des États-Unis dans ce domaine. D'autre part, des pays comme Israël possèdent la technologie en question. Vont-ils recevoir le rapport parce qu'ils sont « compétents »?

L'ONU, dans cette affaire, s'acquitte avec masochisme de son rôle de cocu content. Qu'on ouvre son courrier à sa place n'est qu'un camouflet supplémentaire. Elle n'en est plus à les compter. Quand Israël assassine des employés d'agences internationales en même temps que des civils palestiniens, Kofi Annan se dit « ému » et s'en tient à cette réaction épidermique. Quand les États-Unis et l'Angleterre bombardent le Sud et le Nord de l'Irak sous prétexte qu'il s'agit de zones d'exclusion, ils font semblant d'appliquer une résolution de l'ONU. Cela est faux, mais Kofi Annan laisse dire. Il ne voit pas à quel point il serait crucial de dire aux gens que ces zones d'exclusion aérienne sont une exorbitante initiative anglo-américaine et non une décision de la communauté internationale. Kofi Annan a tellement peu rappelé les faits que le président Bush a pu dire impunément que les tirs antiaériens de l'Irak contre les avions anglais et américains étaient une violation de la résolution 1441! Je sais que les États-Unis et l'Angleterre imputent à l'ONU la définition des zones d'exclusion aérienne. Ce n'est pas le seul texte onusien que les lecteurs américains et britanniques interprètent à l'encontre de son sens obvi.

Quand, pour calmer l'opinion, la communauté internationale s'est engagée à reconstruire l'Afghanistan démembré par l'offensive antitalibans, les généreux donateurs ont promis presque cinq milliards. Aujourd'hui, le pays attend toujours, car la cagnotte n'a reçu jusqu'à maintenant que 600 millions et guère plus. Kofi Annan, s'il est « ému », cache bien son chagrin.

Pendant que les émissaires de Washington parcourent le monde pour donner à leur guerre pétrolière un vernis de légitimité internationale, l'ONU se borne à dire que la guerre n'est pas inévitable. Bien sûr qu'elle n'est ni inévitable ni nécessaire ni utile! La seule guerre qui serait légitime, ce serait celle dont l'ONU donnerait le signal après avoir dûment établi la mauvaise foi de Saddam Hussein. Pourquoi, dès lors, s'en tenir à une rhétorique craintive quand Washington achète la complicité de la Turquie en liquidant une partie de ses dettes et en lui promettant cavalièrement de faire pression pour que l'Europe s'étende jusqu'à elle? Est-ce à Washington de redessiner l'Europe? Était-ce décent de laisser l'ancienne Yougoslavie se morceler en îlots bien près de la pureté ethnique?

Le bellicisme hargneux du président Bush et de ses alliés se manifeste sans le moindre respect pour l'ONU. Pendant que celle-ci ose exprimer un timide espoir de paix, Washington continue à transporter des troupes et de l'équipement à proximité du prochain théâtre des opérations et à acheter le droit d'utiliser les aéroports avoisinants. Washington a d'ailleurs demandé à différents pays, dont le Canada, quelle contribution ils entendaient faire à une offensive contre l'Irak. Et la seule institution à pouvoir légitimer une telle offensive se laisse placer devant le fait accompli. Quand l'argent du pétrole et les revenus de l'industrie guerrière auront conscrit un nombre suffisant d'alliés plus ou moins enthousiastes, la guerre aura lieu. Illégitime, hypocrite, indécente, inégale.

Une question demeure pourtant sans réponse. Comment expliquer que l'opinion canadienne, pour nous en tenir à elle, se range constamment du côté du bellicisme américain? Comment peut-on répondre « présents » chaque fois que Washington redéfinit ses intérêts pétroliers et maquille ses expansions et celles d'Israël en actions préventives?

Ma réponse est bien hésitante. Je crains que nous ne sachions pas ce qu'est la guerre. Contrairement à l'Europe continentale qui a connu l'occupation et à tant de pays qui n'ont connu que la guerre depuis trente ou cinquante ans, nous avons toujours vécu en paix, libres de circuler et de penser tout haut, sereinement protégés par les murs de nos foyers. La guerre, qu'est-ce que c'est pour nous? Rien de précis ou de menaçant. C'est un mot, un concept flou, peut-être quelques missiles lancés de loin et contrôlés par des robots, peu ou pas de sang sauf peut-être celui d'humains qui ne nous ressemblent pas. Alors, faute de comprendre et d'imaginer l'horreur, nous acceptons mollement. « La guerre? Pourquoi pas? »

L'axe du Bien se conduit mal. La guerre, où qu'elle frappe, est une horreur. La mettre en branle sans raison autre que l'argument pétrolier, c'est obscène. Une cause qui triomphe grâce à l'interception du courrier, au mensonge et à la démolition des institutions internationales ne mérite aucun endossement.

Laurent Laplante

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URL : http://www.cyberie.qc.ca/dixit/20021212.html

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