Dixit Laurent Laplante, édition du 9 décembre 2002

Paul Martin doit parler. À ses risques.

Paul Martin, que tous identifient déjà comme le successeur de Jean Chrétien, apprend aujourd'hui à ses dépens et aux nôtres qu'un fossé sépare le rôle de premier ministre des postes subalternes. L'expérience acquise par M. Martin pendant ses années à la tête du ministère des Finances ne lui est visiblement d'aucun secours maintenant qu'il lui faudrait aborder de façon crédible des dossiers diversifiés. Ses premiers balbutiements - deux déclarations à propos du protocole de Kyoto - donnent une idée de ce que nous risquerons si la direction du pays lui est confiée.

On ne devrait pas s'étonner de la différence de registre entre la fonction de premier ministre et les rôles sectoriels dévolus aux ministres. Même si nos institutions persistent à laisser croire le contraire, nous vivons, en effet, sous un régime présidentiel et non plus sous la gouverne d'un parlement ou sous l'empire d'un conseil de ministres. Le premier ministre règne, les ministres font la figuration que daigne leur demander le premier ministre. Les titres pompeux, les vice-présidences de ceci ou de cela, la longueur des limousines et le nombre de voyages à l'étranger ne changent rien à un fait brutal : tout se décide au bureau du premier ministre, rien dans le bureau d'un ministre. Les ministres font nombre, ils donnent à leurs circonscriptions le sentiment de se situer un cran au-dessus des comtés dépourvus de ministres, ils n'en demeurent pas moins des figurants qui n'ont jamais accès à une vue d'ensemble de la gestion gouvernementale et à qui, de toutes manières, on ne demande rien qu'on ne puisse obtenir d'une potiche ou d'une peau de tambour.

M. Martin peut pontifier tant qu'il le veut, il ne fut, même au sommet de sa carrière de ministre des Finances ou pendant sa présidence d'un inexistant G-20, qu'un figurant. Aujourd'hui qu'il aspire au poste de commandant en chef, il ne sait que dire ni à propos de Kyoto, ni à propos du rapport Romanow, ni à propos de l'enregistrement des armes à feu, ni à propos de l'Irak, ni à propos du financement des partis politiques... Cela est infiniment gênant pour ceux, collègues ou bailleurs de fonds, qui se sont engagés envers lui sans avoir entrevu ce désert; cela est inquiétant pour ceux et celles qui, depuis des années, espèrent que le tardif déboulonnage de Jean Chrétien provoquera des virages féconds.

À propos du protocole de Kyoto, M. Martin s'y est pris à deux fois. Dans un premier temps, il a souhaité un temps de réflexion pour laisser à un consensus le loisir d'émerger. Façon cynique et veule de ne rien dire, puisqu'aucun consensus n'est pensable. Ou M. Martin disait le contraire de sa pensée ou il ne pensait pas. Dans un deuxième temps (je dis bien deuxième et non pas second, parce qu'il peut y avoir un troisième temps), M. Martin a proposé que le gouvernement central se déleste des actions qu'il détient encore dans Pétro Canada et qu'il consacre le produit de la vente à la recherche sur les économies d'énergie. Cette fois, M. Martin a étalé une dangereuse partialité qui fait désirer le correctif d'une troisième déclaration. En effet, il demande ainsi à l'État de financer à ses frais les recherches que les entreprises auraient dû mener depuis des décennies. Dans cette perspective, les pétrolières et les gazières conservent leurs profits plantureux, continuent à bafouer les principes du développement durable et sont d'avance innocentées de toute responsabilité à l'égard du réchauffement de la planète. Ces entreprises sont récompensées de leur voracité; c'est au public que M. Martin facture le coût de la nécessaire recherche. Si, tout à l'heure, comme la chose est plus que probable, le Canada continue à trahir ses engagements de Rio et de Kyoto, c'est à la recherche gouvernementale qu'il faudra adresser des reproches, non à l'industrie. C'est à l'État que le futur premier ministre Martin expédie d'avance la facture et l'éventuelle culpabilité. Peut-être était-il plus rassurant, malgré tout, que M. Martin ne propose rien.

Après s'être ainsi plongé le doigt dans l'oeil jusqu'au coude, M. Martin est d'ailleurs revenu à son comportement habituel de sphynx torturé par ses propres énigmes. Il ne peut pourtant pas jouer indéfiniment sur les deux tableaux, se prononcer sur Kyoto et se taire sur tout le reste. Puisqu'il a osé, l'oeil sur son ombre comme la prudente marmotte printanière, sortir un instant de son antre, il lui faut poursuivre. Autant, en effet, les ministres sont dispensés (ou se dispensent) d'une pensée politique globale, autant un premier ministre ou celui qui aspire à le devenir doit penser et dire quelque chose de précis et de défendable à propos de tous les domaines.

Il est urgent, par exemple, que M. Martin aborde de front la question du financement électoral. Il fait partie depuis des années d'un gouvernement englué dans le favoritisme et qui récompense par des postes d'ambassadeurs ceux qui ont érigé en système le népotisme et le slogan « les copains d'abord ». Jusqu'à maintenant, non seulement M. Martin n'a jamais dénoncé le système, mais il entoure d'un silence opaque le financement de sa propre campagne à la direction.

M. Martin exprimait-il sa pensée ou n'était-il qu'une obéissante courroie de transmission quand il affirmait, sans égard pour la vraisemblance, qu'aucun déséquilibre fiscal n'existe entre le gouvernement central et les provinces? Épouse-t-il les vues du rapport Romanow suffisamment pour concéder maintenant que déséquilibre il y avait quand il prétendait le contraire?

M. Martin, qui a toujours décrit l'avenir de façon apocalyptique pour se garder une marge de manoeuvre définie en termes de milliards, a-t-il quelque chose à dire à propos de l'enregistrement des armes à feu et du milliard que ce programme a gaspillé pendant qu'un aspirant premier ministre surveillait d'en haut les finances du gouvernement? Sur ce terrain, un futur premier ministre doit d'ailleurs sérier clairement les réponses. Certains, en effet, profitent des scandaleuses lacunes de la gestion pour remettre en question l'indispensable enregistrement des armes à feu. À l'autre extrême, les gens qui tiennent au maintien de l'enregistrement sont tentés de minimiser les ratés de l'opération. Un futur premier minisre doit dire, d'une part, s'il maintiendra l'enregistrement et, d'autre part et sur un autre ton, comment il épargnera à la Vérificatrice générale l'examen de dossiers aussi honteux.

Ce que M. Martin a déjà proféré comme suggestions au sujet du protocole de Kyoto oblige à exiger de lui des engagements précis et structurés au sujet des relations canado-américaines. M. Chrétien n'a tenu aucun des engagements contractés au cours de ses campagnes électorales : il n'a pas aboli la TPS, il n'a pas déchiré le traité de libre-échange, etc. Au contraire, il s'est soumis avec une bonne humeur croissante à tous les diktats américains. Dans le cas de M. Martin, le danger d'une soumission plus grande encore est décuplée en raison de ses habituelles fréquentations. M. Martin, en effet, risque fort de nous ramener à l'époque où Brian Mulroney et Ronald Reagan, tout en chantant ensemble « When Irish Eyes Are Smiling », acceptaient presque de faire budget commun. M. Martin, en tout cas, a si largement ouvert sa bourse après les attentats de 2001 pour y puiser le financement des mesures censément antiterroristes qu'on ne le soupçonnera pas aisément de fermeté à l'égard du FMI, de la Banque mondiale ou de la Maison blanche.

Je me trompe? Au futur premier ministre de le prouver.

Laurent Laplante

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URL : http://www.cyberie.qc.ca/dixit/20021209.html

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