Dixit Laurent Laplante, édition du 2 décembre 2002

Sharon à découvert?

À peine Ariel Sharon a-t-il gagné le plein contrôle du Likoud israélien que les sondages lui promettent la victoire lors du scrutin brusqué de janvier prochain. Il reste encore deux mois aux forces en présence pour se faire valoir, mais de nombreux analystes, sur la foi des sondages, prévoient déjà que la droite sera encore plus forte après les prochaines élections. Les prévisions se permettent d'ailleurs une grande précision, car, dans ce pays où l'élection à la proportionnelle respecte les critères les plus rigides, le suffrage universel se répercute sans distorsion sur le nombre de députés obtenu par chaque parti. D'après les sondages, la droite obtiendrait 64 des 120 sièges de la Knesset et les travaillistes d'Amram Mitzna seulement 37. Reste à savoir ce qu'une telle perspective entraîne pour la politique israélienne et pour des Palestiniens qui, eux, n'auront pas droit à une élection crédible.

La victoire du Likoud semble tellement assurée que certains parlent d'une élection parfaitement inutile. Puisque, disent-ils, Sharon dirigera le prochain gouvernement comme il dirige celui-ci, tout demeurera en l'état et Yasser Arafat se heurtera toujours à la même impasse. Cela, pourtant, me paraît trop simple. D'une part, les travaillistes, qui ont trop attendu pour quitter le gouvernement, ont maintenant les mains libres. D'autre part, le renforcement du Likoud privera Sharon des équivoques qu'il a savamment entretenues. Si, en effet, le Likoud accroît substantiellement le nombre de ses propres députés à la Knesset, l'emprise déplorable qu'exercent sur lui l'extrême-droite et l'intransigeance religieuse s'en trouve réduite d'autant. Bien sûr, c'est plutôt aux dépens du parti travailliste que s'effectueront les gains du Likoud, mais cela ne change rien au fait que le Likoud sera en position de force et peut-être même majoritaire. Dans cette hypothèse, Sharon n'aurait pas à concéder quoi que ce soit aux petits partis extrémistes. Dans cette hypothèse, Sharon gagnerait en marge de manoeuvre, mais il perdrait une excuse qui lui a souvent servi à dissimuler son propre extrémisme.

On aimerait d'ailleurs prêter foi au programme défendu par Sharon devant le Likoud. Si l'on y parvenait, il faudrait presque interpréter la mise à l'écart de Benjamin Nétanyahu comme un motif d'espoir pour les Palestiniens et pour la paix. Sharon, en effet, a accepté l'idée d'un État palestinien, idée qui répugnait à Nétanyahu. Sharon, même s'il regrette de n'avoir pas éliminé physiquement Arafat au moment où il en avait l'occasion, a résisté jusqu'à maintenant à la tentation de le réexpédier en exil, idée qui plaisait fort à Nétanyahu. À cela s'ajoutent les opinions de Sharon à propos du mur destiné à séparer de manière étanche les communautés israéliennes et palestiniennes. Faut-il en déduire que le Likoud a choisi Sharon pour sa modération et l'apparente sérénité de son programme? Ce serait d'une candeur ridicule.

Sharon, en effet, ne commencera pas à 75 ans à accorder la moindre importance aux promesses verbales ou même aux engagements écrits. Cela, beaucoup le savent déjà en Israël. Pour Sharon, les mots appartiennent à un arsenal militaire dont il peut user librement. Les accords d'Oslo? À ses yeux, ils n'ont jamais existé. Si l'ONU réclame un retrait « immédiat » de l'armée israélienne, Sharon comprend « le plus rapidement possible » et temporise. Un État palestinien? Mais oui, mais oui, mais avec une police symbolique, une défense réduite à des armes légères et des frontières suffisamment poreuses pour que l'armée israélienne les franchisse à son gré. Que cela corresponde bien peu à ce que doit être un État ne tracasse guère Sharon. Le premier ministre israélien ne se demande pas non plus s'il est plausible de blâmer Arafat pour la perpétration d'attentats suicidaires. Il est pourtant ridicule d'exiger d'un leader palestinien aussi désarmé qu'une potiche un contrôle qu'Israël ne parvient pas à assurer malgré son armée, ses services d'espionnage et ses interrogatoires dégradants. La parole ne sert pas ici à transmettre la vérité, mais à déstabiliser et à détruire l'adversaire.

Aux yeux de Sharon, il suffit de savoir s'entendre avec l'état-major israélien et de jouir du droit d'interpréter sans crispation les colères bidon de la Maison blanche. Ces conditions sont d'emblée remplies. L'armée israélienne peut multiplier impunément les bavures et les exactions; le président Bush et son parti doivent trop au lobby juif des États-Unis pour dépasser le stade des mises en garde purement rhétoriques. Muni de ces deux atouts, Sharon peut, à défaut d'une impossible sécurité, donner à son peuple un double spectacle : d'abord, celui d'une armée arrogante et libre de pratiquer à son gré les assassinats, les démolitions de maisons, les occupations vengeresses; ensuite, celui d'une réconfortante insoumission face à un grand frère américain toujours généreux, mais parfois trop présent. C'est beaucoup.

Ne concluons donc pas que Sharon a changé. Ce qui a changé, c'est qu'un de ses alibis est en train de disparaître. C'est à lui et à son armée qu'on imputera les prochains excès, non aux pressions de l'extrême-droite. Sharon aura plus de difficultés à tromper l'opinion. Déjà, on le note : même s'il les a prononcés sur un ton presque modéré, les premiers propos d'un Sharon victorieux évoquaient la vengeance qu'exercera Israël à la suite des attentats survenus au Kénya.

En face d'Israël, la scène se modifie également. Il est devenu manifeste qu'aucun scrutin crédible ne permettra aux Palestiniens de voter pour ou contre Yasser Arafat. Des villes occupées par l'armée israélienne et soumises au couvre-feu ne peuvent évidemment pas voter. Des candidats qui ne peuvent circuler n'ont aucune façon de se faire connaître. Des médias frappés par l'artillerie ne peuvent transmettre ni information ni publicité. Israël et Washington, pourtant si désireux de faire disparaître Arafat, doivent aujourd'hui, par leur propre faute, ou bien se résigner à sa présence ou bien l'assassiner. Les paris sont ouverts.

L'attentat perpétré contre des citoyens israéliens à l'extérieur d'Israël modifie également la donne. S'il était déjà problématique de contrer une intifada de nature domestique, on imagine la difficulté qu'auront Israël et Washington à se prémunir contre des attentats survenant aux quatre coins du monde. Le pire dans cette évolution, c'est qu'elle aura été provoquée par les comportements impériaux de ceux qui sont désormais menacés. En foulant aux pieds les droits les plus élémentaires des populations tombées sous leur contrôle, Israël et Washington ont allumé un incendie qui se nourrit de la colère et de l'humiliation et dont la propagation n'aura pas de fin.

Sharon et son armée ne feront pas disparaître la protestation palestinienne; Bush, même avec ses médias asservis et ses inquisitions légalisées, ne fera pas taire la planète.

Laurent Laplante

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URL : http://www.cyberie.qc.ca/dixit/20021202.html

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