Dixit Laurent Laplante, édition du 26 septembre 2002

ADQ et services publics
par Laurent Laplante

Le chef de l'Action démocratique du Québec (ADQ) se taille un succès aussi facile que démagogique quand il promet à l'électorat d'ébranler sur ses bases la permanence d'emploi dans la fonction publique. À peu près inexistante jusqu'en 1960, la fonction publique a ensuite joué un rôle majeur dans l'aération de la société québécoise, mais elle n'a guère réussi, en quarante ans de parcours, à séduire un public qui daube volontiers sur les techniciens, les intellectuels, les diplômés. M. Dumont renoue avec une triste tradition qui tenait à discréditer le savoir, la recherche, la réflexion et qui ne jurait que par un certain « gros bon sens ». Au lieu de préciser en quoi les habitudes des fonctionnaires lui paraissent socialement lourdes à supporter et vers quoi il ferait pivoter les ressources du secteur public, M. Dumont fait de la permanence d'emploi accordée aux fonctionnaires le symbole même du boulet que l'État accroche au jarret de la société. Ce serait dommage que l'ADQ s'en tienne à cette caricature, car il est vrai qu'un examen s'impose.

En dénonçant le chef de l'ADQ comme la réincarnation du duplessisme, les chefs syndicaux du secteur public font le jeu de M. Dumont. À peu près toute notre histoire politique en témoigne, celui qui dresse les syndicats contre lui améliore ses chances de victoire. À l'inverse, le parti politique qui bénéficie de l'appui syndical reçoit le baiser de la mort. Sans le crier sur les toits, bien des chefs politiques québécois, à commencer par René Lévesque, priaient le ciel de leur épargner le soutien syndical et surtout celui de la CSN. En fulminant contre la démagogie de M. Dumont, le syndicalisme de la fonction publique ne fait que la rendre plus efficace. Ce n'est pas ce que je souhaite, mais c'est probablement ce que prévoyait et espérait le chef de l'ADQ. Le monsieur a beau être jeune, il a vécu suffisamment près de Robert Bourassa et assez potassé notre histoire politique pour identifier les groupes qu'il peut agresser de façon rentable. C'est fait.

Mieux vaudrait, par conséquent, désarmer la démagogie de M. Dumont en lui demandant de circonscrire le débat et en réfléchissant soi-même à ce que représente la fonction publique. Vilipender le chef de l'ADQ au motif compact qu'il touche à une vache sacrée, c'est imiter M. Dumont dans ce qu'il a de plus nébuleux. Autant il est légitime de le forcer à donner du contenu à son programme, autant il est simpliste d'affirmer que la fonction publique doit demeurer telle qu'elle est et jouir éternellement des avantages qu'une époque lui a consentis, la permanence d'emploi au premier chef. Deux simplismes enchevêtrés comme des andouillers de chevreuils, cela ne conduit pas à un débat utile.

Plusieurs aspects de la situation méritent un examen assagi. Par exemple, la déstabilisation de l'emploi dans une société de plus en plus technicisée et qui se soumet aux ukases de la mondialisation la plus folle. Par exemple, la stérilisation de la fonction conseil par l'asservissement auquel la famille péquiste l'a contraint. Par exemple, les gains économiques réels ou appréhendés que la société devrait recevoir de la remise en question de la sécurité d'emploi dans la fonction publique. Si, au lieu de se renvoyer des affirmations globales et creuses, l'ADQ et la société québécoise répondaient à ces questions, peut-être pourrions-nous conserver ce qui mérite de durer, modifier ce qui peut l'être utilement et préparer l'indispensable interface entre hier et demain.

À leur grande honte, nos gouvernements, y compris ceux de Québec et d'Ottawa, accordent plus d'importance au verdict des agences de notation qu'à leur base démocratique. S'il est à la mode de s'agenouiller devant l'autel du déficit zéro, tant pis pour l'emploi. Nortel, GM et un ministre des Finances ne diffèrent pas sur ce terrain; nulle permanence d'emploi, privée ou publique, ne résiste longtemps quand Standard and Poor's sonne le tocsin. Certaines sociétés, celle de la France des 35 heures par exemple, ont au moins le mérite de combattre cette déstabilisation de l'emploi et de répartir avec plus d'équité les avantages pécuniaires et humains du travail. Je ne suis pas certain que l'ADQ et le reste de la société québécoise aient évalué à tête reposée ce qui peut être fait pour mieux équilibrer la permanence d'emploi de l'un et l'insécurité de l'autre. On n'a pas regardé non plus les avantages d'un revenu minimum garanti capable de compenser l'insécurité actuelle et ce n'est pas Mario Dumont qui va entreprendre ce travail.

Quant à la fonction conseil, elle mérite elle aussi autre chose que la condamnation désinvolte que lui inflige M. Dumont. Il a cependant des circonstances atténuantes. Bon nombre des organismes conseils sont des refuges de candidats défaits et de militants péquistes jugés dignes de récompenses. Ces organismes ne bousculent guère le pouvoir et n'offrent à la population que des considérations bien proches du discours gouvernemental. Des coupes sombres dans ce favoritisme coûteux et nocif se justifieraient peut-être. À cela s'ajoute le vieillissement qui affecte plusieurs de ces conseils consultatifs, vieillissement qui pourrait constituer une heureuse accumulation de sagesse et d'expérience, mais qui, dans nombre de cas, est synonyme de conservatisme et de frilosité. Ne pas savoir partir, surtout dans un contexte où la pauvreté assène des coups plus durs sur les jeunes que sur les gens âgés, cela aussi peut justifier certaines suppressions de postes. Cela dit, M. Dumont se trompe en agitant la grande faux là où il faudrait du tact et de la nuance. Si l'ADQ prend prochainement le pouvoir, elle aura particulièrement besoin, en raison de son inexpérience, d'organismes conseil capables de recul critique. Et l'ADQ se montrera bien peu démocratique si, tout en supprimant les conseils constitués et visibles, elle sollicite les conseils souterrains de MM. Dutil, Michaud, Courville et consorts. Mieux vaudrait que M. Dumont reconnaisse l'utilité de la fonction conseil et l'oblige à l'audace. La réforme de l'éducation enclenchée en 1960 aurait été encore plus erratique si Paul Gérin-Lajoie n'avait pas accepté de créer le Conseil supérieur de l'Éducation et d'en subir les évaluations publiques. Là encore, un débat s'impose qui n'a pas commencé.

En ce qui a trait aux avantages économiques découlant d'un amaigrissement de l'État et d'un ébranlement de la fonction publique, M. Dumont se montre tout aussi imprécis. Réduire la taille de l'État est, en effet, une mauvaise solution si, au bout du compte, le citoyen se retrouve avec des coûts globaux accrus. Payer moins à l'État et plus à d'autres fournisseurs de services, cela n'embellit pas le budget familial. Le domaine de la santé est là pour en témoigner : diminuer les services relevant du secteur public et laisser chacun supporter une plus large part des frais, c'est non pas diminuer la facture globale, mais l'augmenter. L'État américain en fait la démonstration. Il réduit ses dépenses dans le secteur de la santé, mais les dépenses du citoyen - et c'est la seule chose qui importe - augmentent. Payer 9 pour cent à l'État et rien aux fournisseurs privés, c'est tout de même mieux que payer 8 pour cent à l'État et 6 pour cent à l'entreprise privée. M. Dumont parle comme si les dépenses de l'État étaient les seules à représenter un coût. Ne le croyons que prudemment.

La même prudence s'impose à l'égard de l'ensemble des services publics. L'État qui supprime un poste d'agronome économise les fonds publics et allège son budget, mais que vaut vraiment cette suppression de poste si les producteurs agricoles doivent, pour compenser, dépenser davantage pour obtenir les informations dont ils ont besoin? Ce que M. Dumont semble ignorer, c'est que les services publics contribuent à l'équité en diffusant largement les connaissances, tandis que le délestage de l'État ne peut favoriser que les plus forts. En ce sens, M. Dumont doit faire la preuve que son offensive contre l'État donnera des résultats démocratiques, c'est-à-dire équitablement répartis.

Dans les termes nébuleux qu'il utilise, M. Dumont évite de répondre à deux questions. La première est d'ordre proprement économique : le coût total des services va-t-il évoluer à la baisse avec un retrait de l'État? La seconde appartient à l'ordre éthique : l'équité sera-t-elle plus grande si l'État laisse jouer les lois du marché et elles seules?

Il y a matière à débat.

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URL : http://www.cyberie.qc.ca/dixit/20020926.html

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