Dixit Laurent Laplante, édition du 19 septembre 2002

États-Unis, pétrole et communauté internationale
par Laurent Laplante

Il y a quelque chose de malsain et de surréel à entendre le président Bush tancer l'ONU comme on semonce un enfant étourdi. Si l'ONU ne fait pas ce que la Maison blanche lui intime, on comprendra, dit le président américain, qu'elle n'a plus de raison d'être. Le même homme, une semaine plus tôt, reprochait à Saddam Hussein de ne pas montrer suffisamment de déférence à l'égard de l'ONU. Face à une arrogance capable d'une telle amnésie, ne nous étonnons pas si le président Bush a oublié ou n'a jamais su qui, à la veille du deuxième conflit mondial, a défié semblablement la communauté internationale et qui a contribué à la disparition de la Société des nations (SDN). Qu'il sache que ses prédécesseurs dans le nombrilisme arrogant avaient noms Hitler et Mussolini. Eux aussi renversaient les gouvernements qui leur déplaisaient, eux aussi annexaient les territoires convoités, eux aussi substituaient le mensonge et la conditionnement des masses à la démocratie. Que M. Bush sache aussi, ce qu'il percevra peut-être comme une consolation, que les États-Unis de Roosevelt ont fait de leur mieux pour empêcher l'ancêtre de l'ONU, la SDN, de jouer son rôle.

Retournons en arrière un instant, au lendemain de la guerre de 1914-1918.

Avec la fin du premier conflit mondial, qui fait en Europe plus de cinq millions de victimes, les grandes puissances vont chercher à développer des mécanismes de coopération. À l'initiative du président américain Thomas Woodrow Wilson, la Société des Nations (SDN) voit le jour le 18 avril 1919, lors de la conférence internationale de la paix. (...) Le pacte de la SDN prévoit la réduction des armements nationaux, le règlement pacifique des différends entre ses pays membres.

(...)

La SDN fait vite la preuve de son inefficacité. Faute de pouvoirs réels, elle éprouve beaucoup de difficultés à concilier les points de vue des grandes puissances qui y siègent. Au bout de dix années d'existence, l'organisation va d'ailleurs enregistrer toute une série d'échecs en matière d'établissement de la paix. À partir des année 30, les tensions internationales s'aggravent avec la montée des nationalismes, les conflits régionaux éclatent : le Japon envahit la Mandchourie en 1931, l'Italie se lance à la conquête de l'Éthiopîe en 1935, l'Allemagne envahit la Pologne, la Tchécoslovaquie, l'Autriche en 1938. (Michel Heurteaux, L'ONU, Les Essentiels Milan, 1995, p. 6-7)

Comme il se doit, on tente d'obtenir par la voie diplomatique et par des pressions bilatérales ce que la SDN est impuissante à imposer par la coordination et la force. Hitler, contrairement au cadre qui a été imposé à son pays après la guerre de 1914-1918, réarme l'Allemagne, se moque de la SDN et profite de la faiblesse du leadership politique européen. Mussolini fait de même et la négociation avec l'Italie ne donne rien non plus. Un élément mérite déjà l'attention : la concertation à propos de sanctions internationales achoppe, oui, sur le pétrole.

La solution du compromis ayant échoué, la seule voie possible est maintenant celle du renforcement des sanctions. Il est évident qu'à ce moment la seule mesure efficace aurait été un embargo sur le pétrole, les réserves italiennes ne permettant en février 1936 l'approvisionnement des chars et de l'aviation que pour trois mois et demi.

Cela aurait supposé que la France et le Royaume-Uni fussent décidés à agir efficacement contre l'Italie. Or c'est loin d'être le cas. Laval envoie le 22 décembre une lettre privée au Duce dans laquelle il réaffirme les positions amicales de son gouvernement à l'égard de l'Italie. Il s'ensuit un échange de lettres où Laval et Mussolini polémiquent courtoisement sur la signification des « mains libres » évoquées à Rome en janvier 1935. Du côté britannique, si Eden semble déterminé à agir, ses collègues du cabinet sont généralement réservés. Dans ces conditions, les décisions de la SDN se trouvent retardées par d'interminables discussions préliminaires et techniques. Sur la question du pétrole, l'attitude adoptée par les États-Unis est évidemment fondamentale. En août 1935, le Congrès a voté une « loi de neutralité » interdisant toute vente de matériel de guerre aux pays belligérants et permettant au président de restreindre, s'il le juge bon, toutes les exportations à destination de ces pays. Roosevelt peut donc en théorie interdire la vente de pétrole à l'Italie. Mais, devant cette redoutable éventualité, les compagnies pétrolières font pression sur le Sénat et, à la fin de décembre, la Commission des Affaires étrangères rejette l'idée d'un embargo sur le pétrole destiné à l'Italie. C'est condamner d'avance toute initiative de la SND en ce sens. (Pierre Milza-Serge Bernstein, Le fascisme italien 1919-1945, Seuil, 1980, p. 345)

On connaît la suite. Le pétrole continuera à alimenter l'industrie militaire des pays de l'Axe et la guerre devient inévitable. Du moins pour les Européens, car les États-Unis attendront 1941 pour entrer eux-mêmes en guerre. Cela dit, bien sûr, des différences sautent aux yeux. La Société des nations (SDN) n'était pas constituée comme notre ONU. Des pays comme la France et l'Angleterre étaient plus directement touchées par la montée du nazisme et du fascisme que les États-Unis. La mondialisation n'avait pas encore remis la totalité du pouvoir économique entre les mains d'une centaine de grands prédateurs. Surtout, le monde n'était pas encore partagé entre une superpuissance et ses vassaux. Il n'en demeure pas moins que, déjà, les jeux de coulisse menés par les différentes capitales privaient la SDN d'efficacité et que, déjà, le pétrole influençait de façon déterminante les décisions politiques majeures.

Ces deux facteurs sont toujours à l'oeuvre, quoique différemment. D'une part, le pétrole n'a plus besoin de faire pression sur le Sénat américain, car il contrôle la Maison blanche. D'autre part, l'ONU est devenue une coquille vide que les États-Unis utilisent comme prête-nom et dont ils court-circuitent l'action par une pratique systématique d'intimidation bilatérale. Le débat onusien ne peut rien révéler, car, en coulisse, le pétrole américain traite avec le pétrole britannique et russe et prépare le partage des dépouilles irakiennes. Il ne peut rien révéler, car Washington et Beijing, derrière des portes closes, troquent (peut-être) Taïwan contre la levée du veto chinois. Comme si ce transfert des échanges de la scène publique et multinationale ne suffisait pas à émasculer l'ONU, les pressions américaines étêtent brutalement les organismes onusiens qui prétendent s'acquitter de leurs mandats internationaux : ou le directeur général de l'organisme obéit à Washington, ou il passe à la trappe. Ou les organismes onusiens nous trompent en nous dissimulant leur dépendance, ou ils sont privés de financement.

Le sort de l'ONU sera-t-il celui qui a englouti la SDN? On doit le redouter. Il ne sera pas facile pour nos descendants de s'enthousiasmer pour une formule analogue.

P.S. Et les inspecteurs internationaux? Difficile d'y attacher de l'importance. D'une part, il semble que les inspecteurs de la génération précédente n'ont pas été chassés par Saddam Hussein, mais retirés à la demande des États-Unis. D'autre part, il n'est pas nécessaire d'être paranoïaque pour présumer que les prochains se sont déjà fait expliquer ce qu'ils doivent trouver. Et puis, de toutes manières, MM. Bush et Powell ont déjà affirmé que, peu importe le résultat des inspections, il y aurait changement de régime en Irak. Alors?

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URL : http://www.cyberie.qc.ca/dixit/20020919.html

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