Dixit Laurent Laplante, édition du 9 septembre 2002

Feuilles volantes 1
par Laurent Laplante

Une fois encore, l'actualité pousse l'attention vers divers horizons. Je lui obéis, avec ce que cela comporte de subjectivité. Parlons de la gouvernance métropolitaine, de la myopie cynique des possédants et, surtout, des possibilités de devenir vieux.

La métropole et ses colonies
D'une métropole, les colonies, à l'exception peut-être des conquêtes d'Alexandre, n'ont jamais reçu ni même attendu le respect. Pas plus Athènes que Rome, pas plus Londres que Paris, pas plus Moscou que Washington n'ont traité les habitants des pays satellites de la même manière que leurs citoyens métropolitains. Dans plusieurs cas, et l'exemple américain surgit aussitôt dans la mémoire, c'est même le traitement injuste imposé aux colonies par la maison-mère qui a conduit au démembrement de l'empire. L'histoire, dont les leçons ne sont jamais comprises en profondeur, se répète devant nous : une métropole dont les prétentions se sont élargies aux dimensions de la planète s'accorde un traitement qu'elle refuse au reste du monde. Regrettons que l'enseignement de l'histoire n'ait pas porté; observons la fêlure que la vieille arrogance primaire des métropoles introduit dans l'armature de l'empire américain.

Depuis toujours, une métropole exige, prend, extorque. Depuis toujours, une métropole s'étonne si une colonie prétend construire son commerce sans en faire le satellite des intérêts centraux. Depuis toujours, le flux culturel lui-même est conçu par la métropole comme voué à la supériorité institutionnelle et industrielle du centre de l'empire. Que l'on se préoccupe de littérature plutôt que de bois d'oeuvre ne change rien à la logique métropolitaine. Logique invariable.

La métropole que constituent aujourd'hui les États-Unis fonctionne selon cette philosophie. Seul changement, aucune métropole concurrente ne tire en sens inverse, et les empires espagnol et portugais qui durent accepter autrefois l'arbitrage papal à propos de l'Amérique du Sud ne risquent plus d'avoir encore quelque chose à se disputer. Deux catégories d'humains vivent désormais dans des cadres légaux aussi différents que celui dont bénéficiaient les Athéniens libres et celui que subissaient les autres, barbares et autres mal nés. L'Américain s'arroge l'immunité devant la Cour pénale internationale, mais il ne l'accorde pas au reste de l'humanité. Saddam Hussein ne peut pas renier ses engagements d'il y a dix ans, mais George Bush peut, à son gré, déchirer les accords qui lui déplaisent et dé-signer ce qui a été signé. Les conventions internationales s'appliquent à tous les pays, mais pas aux États-Unis. Ni quant aux droits de l'homme, ni quant aux droits des prisonniers de guerre, ni quant au droit d'un prévenu au service d'un avocat et à un procès public et crédible. Extension de l'exception métropolitaine, Israël bafoue avec la même impunité les droits les plus sacrés des autres peuples. L'assassinat, y compris celui des enfants, s'y pratique comme un des beaux-arts.

Le Monde diplomatique de ce mois fournit un assez triste exemple de ce que l'arbitraire métropolitain peut faire dire à un texte. On le sait, obsédé par son désir de liquider Saddam Hussein, Bush II invoque constamment contre le dictateur irakien la nécessité de lui interdire la mise au point et l'utilisation d'armes de destruction massive. En rappelant le texte de la résolution 687 du Conseil de sécurité de l'ONU, adoptée le 3 avril 1991, Le Monde diplomatique démontre pourtant que les mesures dont parle constamment le président américain ne visaient pas uniquement l'Irak. Ces mesures, disait en effet l'article 14 de la résolution « représentent des étapes sur la voie de l'établissement au Moyen-Orient d'une zone exempte d'armes de destruction massive et de tous missiles vecteurs, ainsi que vers une interdiction générale des armes chimiques ». Une zone comprenant plusieurs pays et non pas seulement l'Irak. Sans doute par distraction, la Maison blanche et son allié israélien négligent aujourd'hui d'appliquer la résolution à ceux qui, sans qu'il soit besoin de la moindre inspection, possèdent déjà des armes de destruction massive, y compris le feu nucléaire. Israël, en effet, fait partie de la zone visée et possède déjà sa panoplie d'armes de destruction massive. Pourtant, extension de la métropole, Israël n'encourt aucun reproche et ne se soumet à aucune inspection.

La métropole moderne ajoute aux abus traditionnels une manipulation de l'information dont les empires d'autrefois étaient incapables. La vérité n'a plus d'importance puisque le pouvoir peut l'accommoder à son gré, y substituer le mensonge et le mettre en marché grâce à des mass-médias serviles. On le constate en observant que le président Bush, tout en promettant de consulter le Congrès américain et les alliés des États-Unis, autorise déjà des attaques aériennes d'envergure contre l'Irak. Étrange consultation.

On justifiait hier le silence par la nécessité de ne pas transmettre d'informations à l'ennemi. Aujourd'hui, Colin Powell déclare que l'heure est venue de révéler les risques que Saddam Hussein fait courir à l'humanité. Le silence prudent constituait hier la religion officielle; aujourd'hui il n'a plus cours.

La métropole estime normal de tout demander et de ne rien offrir. Pourquoi? Parce qu'elle est la métropole. Elle refuse sa contribution à la lutte contre les gaz à effet de serre, mais elle réclame de pays comme le Canada une hausse du budget militaire. Les États-Unis n'ont pas à protéger la planète, mais la planète doit assurer la défense des intérêts américains. Parce qu'il y a une métropole raisonnant comme une métropole. Aux colonies de se situer.

Les pourfendeurs de Kyoto
Rendons justice à l'Alberta et à son premier ministre Ralph Klein : ils ont toujours dénoncé clairement le protocole de Kyoto. Accueillons avec un respect déjà moindre le refus des provinces canadiennes, Colombie-Britannique et Terre-Neuve, qui ont courageusement (?) attendu que s'éteigne Johannesbourg pour exprimer clairement leurs réticences. Et n'entretenons aucune espèce de sympathie pour les interventions simplistes et trompeuses par lesquelles des organismes comme la Chambre de commerce du Québec tentent d'empêcher la ratification du protocole par le Canada.

Le sondage rendu public par la Chambre de commerce s'inscrit dans une stratégie honteusement démagogique. Quand la Chambre préconise le libre-échange, elle ne demande pas aux citoyens ce qu'ils savent du traité; quand il est question de Kyoto, elle juge nécessaire de vérifier ce que les gens en savent. Quand la Chambre succombe comme tant d'autres à l'hystérie antiterrorisme, elle ne demande pas à la population d'évaluer le coût des mesures de sécurité; à propos de Kyoto, la Chambre souligne avec une surprise mal imitée que les gens préfèrent un protocole qui ne coûte rien à un protocole qui peut coûter quelque chose. Une cause défendue à coups de sophismes est rarement une bonne cause.

Bien sûr, le Canada préserverait mieux ses profits et ses emplois s'il ne ratifiait pas le protocole de Kyoto. Le problème, dont ne parlent ni la Chambre ni son porte-parole Michel Audet, c'est que le profit et l'emploi deviendront une question oiseuse dans un monde désertifié.

Comment les jeunes deviendront-ils vieux (ou mieux)?
Je reproduis ici, en taisant son nom, le courriel reçu d'un lecteur. J'y ajoute quelques réflexions un peu naïves.

Cher Monsieur,

Je lis avec beaucoup d'intérêt vos articles depuis quelques mois. Je sais peu de vous, mais il m'arrive de m'essayer à imaginer votre parcours, ce qui vous mène là où vous êtes, tenant une parole libre. Je dois avouer qu'à partir de l'expérience que j'ai (études de philo...) je ne vois pas comment la culture actuelle et son système d'éducation peuvent contribuer à produire des hommes motivés et capables de jouir d'une telle liberté. Pourtant j'ai cherché. Le courage trouve mal à se motiver de lui-même. Le dégoût que peut opposer le souffle d'une génération à celle qui l'a mise au monde peut facilement faire figure de destin pour ceux qui ont grandi dans un monde où la parole des adultes avait tant de points en commun avec celles des enfants qui trépignent pour des bonbons. Pour ma part, j'en reste souvent aux prises avec de petits problèmes qui, ne trouvant aucune considération sérieuse dans l'espace social, m'empêchent de prendre au sérieux ceux qui dévastent l'humanité à un rythme effréné et dont vous faites état avec un art digne d'un respect incomparable. Vous a-t-on donné quelque chose qui ne se donne plus? Ces petits problèmes, je peux les évoquer bêtement : Pourquoi faire sa part? Pourquoi grandir, acquérir et produire de quoi nourrir des générations futures? Qui sont les femmes et les enfants? etc. Sans réponse à ces questions, il m'est facile de croire que vous vous battez pour le plaisir. Mais je n'y crois pas. Tout comme je ne crois pas à ce qui me paralyse. Mais je reste affligé d'un mal qui m'empêche de devenir un homme, d'en avoir le droit. Pourtant j'ai su conquérir beaucoup d'esprit, de lucidité... Et je suis rongé de désir! Enfin, je vous écrit ce petit mot au détour des quelques bières qui me détournent de mes tâches urgentes pour que vous sachiez la fragilité de ceux qui se préparent à refuser à leur tour l'ignoble de l'humain et qui souffrent à la pensée que le combat ne finira jamais.

En toute simplicité et cordialement,

F. D.

1. Je ne ferai certes pas l'éloge du système d'éducation offert aux jeunes générations. Ce qui prévalait autrefois n'était pas parfait, mais son pire défaut était l'élitisme. Il fallait élargir les portes, mais on a préféré dynamiter la bâtisse.

2. La liberté, de tout temps, a été un choix encore plus qu'un risque. Écrire et dire ce que l'on pense comporte rarement plus de dangers que l'apprentissage de la natation ou de la bicyclette : c'est la peur qui paralyse.

3. Question de mon correspondant : « Vous a-t-on donné quelque chose qui ne se donne plus? » Je le pense, mais cela se décrit d'abord par des mots tels que amour et amitié, goût de la liberté et curiosité. À cela s'ajoute l'âge qui n'est pas seulement un fardeau, mais une profitable patience. Une bonne partie de ces ressources est toujours disponible.

4. « Il m'est facile de croire que vous vous battez pour le plaisir. Mais je n'y crois pas. » Merci de ne pas le penser. Prendre plaisir à la dénonciation, ce n'est plus une dénonciation. Je ne cherche d'ailleurs pas à me battre, mais à penser en humain libre de le faire.

Laurent Laplante

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URL : http://www.cyberie.qc.ca/dixit/20020909.html

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