Dixit Laurent Laplante, édition du 5 septembre 2002

Les donneurs de leçons
par Laurent Laplante

Démocratie, équité, transparence, développement harmonieux, solidarité, autant de mots séduisants qui, dans certaines bouches, sonnent tellement faux qu'ils enlèvent toute crédibilité à des concepts pourtant indispensables. Ils sont prononcés de plus en plus souvent, mais ne nous rejoignent plus. Le pire se matérialise quand ce vocabulaire fleurit dans les textes de dirigeants qui, en plus de ne pas croire un mot de ce qu'ils récitent, gouvernent à l'encontre de ces notions. Honte pour nous, plusieurs des plus cyniques donneurs de leçons appartiennent à nos cercles culturels et sévissent parce que nous les maintenons au pouvoir.

Le plus spectaculaire exemple de cette dépréciation des concepts et des mots nous est donné par l'actuel président américain. À entendre George Bush, son gouvernement incarne le Bien et appartiennent irrévocablement au camp du Mal ceux dont il juge inquiétants le comportement et même les intentions les plus secrètes. Bush II n'a nul besoin de preuves. Il lui suffit de savoir, de croire, d'imaginer. Victimes de son obscurantisme triomphant, les plus heureuses traditions américaines dévient de leur course et servent d'alibis à des offensives dont McCarthy lui-même aurait rougi. C'est, en tout cas, au nom de la liberté et des droits fondamentaux de l'être humain que l'administration Bush incarcère même ceux dont le seul crime est le rejet de l'hégémonie américaine. La présomption de culpabilité devient une prudence démocratique, la discrimination aux dépens de ceux qui sont nés sous les mauvais méridiens contredit sans honte les principes d'un pays peuplé de migrants, l'espionnage des consciences et des foyers se répand sans que les prédateurs grand format subissent les moindres contrôles, les tribunaux doivent se battre s'ils veulent rendre justice à ciel ouvert. Mais les mots, eux, claironnent sans complexe.

Des leçons, George Bush en distribue par brassées sans en retenir aucune. Il exclut Cuba du Sommet des Amériques au motif que l'île n'est pas gouvernée par des élus, mais il met tout en oeuvre pour répéter au Vénézuela les scandaleuses interventions de la CIA contre Allende. Dès que ses intérêts et ses alliances sont critiqués dans un quelconque forum international, la Maison blanche, sans ralentir le débit de ses discours ampoulés, adopte des sanctions économiques contre les récalcitrants ou brandit un veto qui est, pour peu qu'on y réfléchisse un instant, l'instrument le moins démocratique qui soit. En somme, « faites ce que je dis, mais ne dites pas ce que je fais ».

Si le premier ministre canadien Jean Chrétien ne creuse pas un aussi large écart entre ses propos et ses comportements, ce n'est pas faute de mauvaise volonté, mais de moyens. Il fait de son pire, mais ne parvient pas à rejoindre son voisin. Le premier ministre canadien, en route vers Johannesbourg, s'est arrêté en Suisse pour y faire reluire quelques beaux principes sur le fédéralisme dont le Canada serait un adepte particulièrement scrupuleux. Sans doute n'a-t-il pas parlé des « bourses du millénaire » ni du déséquilibre fiscal ni des ponctions fédérales dans les budgets de la santé. Les scrupules de M. Chrétien ne sont, en effet, que verbaux. Dans ce pays, la Suisse, qui compte autant de ministères de la culture que de cantons, M. Chrétien a puisé dans ses certitudes blindées pour affirmer sans rougir qu'il gouverne depuis toujours dans le respect absolu de la constitution canadienne et qu'il ne signerait jamais d'accords internationaux dans les domaines de juridiction provinciale. Cela allait lui servir de prétexte pour retarder encore la ratification du protocole de Kyoto. Le Canada traîne pourtant loin derrière des pays comme l'Espagne et la Belgique en ce qui a trait au respect des autonomies régionales. Qu'on lise à ce sujet La revanche des petites nations. Chez M. Chrétien, l'indécence ne consiste pas seulement à dire le contraire de la vérité, mais à ne pas s'informer.

M. Chrétien ne lésine pourtant pas dans la distribution de conseils. Il en a pour le président Mugabe qui devrait, pour tirer le Zimbabwe de la crise, « s'asseoir avec l'opposition et former un gouvernement d'unité nationale ». Excellente suggestion venant d'un homme qui s'accroche au pouvoir avec un entêtement gênant, qui se brouille avec ceux qui le contestent et qui pourrait observer en Israël les torts que causent à la vie démocratique certains gouvernements dits d'unité nationale. M. Chrétien, en terre africaine, accuse l'Europe et les États-Unis de tant subventionner leurs fermiers que le tiers monde s'en trouve pénalisé. Il a raison, mais le Canada, à la mesure de ses moyens, fait la même chose. Lui aussi subventionne ses agriculteurs; lui aussi maquille en aide internationale ce qui n'est qu'un démarchage au profit de l'industrie canadienne; lui aussi verse moins du tiers de sa cotisation au développement des pays pauvres (,02 pour cent au lieu de ,07). En ce qui concerne le protocole de Kyoto, le Canada, en plus de tarder honteusement à le ratifier, a tout fait pour lui arracher les dents. D'ailleurs, à en juger par les résultats canadiens au cours des dix ans qui ont suivi le sommet de Rio, le Canada s'engage plus volontiers qu'il ne tient ses promesses : nos émanations nocives n'ont cessé d'augmenter depuis l'époque où les ministres fédéraux de l'Environnement, Jean Charest et Lucien Bouchard, ont promis de les réduire...

L'Europe n'est pas non plus à l'abri de la critique. Elle aussi a volontiers la leçon à la bouche, mais elle aussi néglige d'harmoniser déclarations et comportements. En matière agricole, l'Europe fausse le jeu de la concurrence autant que les États-Unis. Elle contourne de son mieux les limites fixées pour la préservation des stocks de poissons. Elle pratique les mêmes fusions mégalomanes au nom d'une mondialisation interprétée comme un permis de chasse offert aux grands prédateurs. Elle s'efforce tout autant de limiter l'immigration. Mais l'Europe continue de parler comme si c'est à l'Amérique qu'il faut imputer tous les torts : « Il faut bien suivre ! » C'est pourtant l'Europe qui a dépecé l'Afrique et l'a affligée de frontières sans rapport aucun avec les cultures et les langues. C'est pourtant l'Europe qui a commis l'holocauste et qui en fait expier les conséquences aux populations arabes qui n'y ont pas participé. Et l'Europe, dont le colonialisme s'étend sur plusieurs siècles, sait ce qu'elle fait quand elle dispute aux États-Unis et à la Russie le lucratif commerce des armes dont meurt l'Afrique.

Quand se creuse ainsi le fossé entre le discours public de nos gouvernements et les comportements qui perpétuent l'injustice, la faim, l'humiliation, il devient tristement nécessaire d'enterrer quelques illusions. Car ce n'est pas vrai que les pays riches sont prêts à partager la richesse, que les pétrolières consentent à limiter leur voracité, que toutes les élections sont des preuves de vie démocratique. Ce n'est pas vrai non plus que nos chefs politiques nous disent la vérité ni que nos médias font le nécessaire pour qu'éclate cette vérité. Ce n'est pas vrai non plus que l'arrivée d'un Thaïlandais à la tête de l'OMC va diminuer la nocivité de l'organisme. On a radoté de la même manière quand le Birman U Thant est devenu en 1961 secrétaire général de l'ONU. Si quelque chose a changé au fil des ans, c'est dans l'ampleur et l'efficacité du mensonge. Il est toujours vital d'espérer, mais il est toujours malsain de peindre en rose une réalité qui s'assombrit.

Je m'arrête avant de commencer à répandre mes propres leçons...

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URL : http://www.cyberie.qc.ca/dixit/20020905.html

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