Dixit Laurent Laplante, édition du 29 août 2002

Progrès et doutes à Johannesbourg
par Laurent Laplante

Jean Chrétien commence si bien sa période de demi-retraite qu'un certain pourcentage de l'opinion accepte de meilleur gré son étrange décision. Beaucoup ne voient même pas ce que sa décision a d'incongru, tout comme beaucoup n'ont pas compris que M. Martin tente rien de moins qu'un coup d'État. Malheureusement, les bonnes dispositions de M. Chrétien ne peuvent provoquer des effets réjouissants que pendant un très court laps de temps. Recevons avec prudence les décisions que M. Chrétien rendra peut-être publiques à Johannesbourg, mais n'allons pas croire que le Canada assume enfin toutes ses responsabilités environnementales ni que ce pays peut se passer de gouvernail pendant un an et demi.

Du seul fait qu'il se rende à Johannesbourg, Jean Chrétien pose un geste louable. Il ne sera certes pas le seul chef d'État à participer au sommet sur le développement dit durable, mais il aura quand même le mérite de dissocier sa trajectoire de celle de son tout-puissant voisin. Le président Bush, en effet, n'assistera pas à un sommet dont les espoirs vont à l'encontre de son simplisme égocentrique. Il en retire d'ailleurs le profit prévu : les adversaires américains du protocole de Kyoto le félicitent de ne pas fréquenter les 60 000 « goofies » qui s'égosilleront à Johannesbourg.

En plus de prendre ses distances par rapport à l'irresponsable attitude américaine et de montrer par sa présence une certaine connivence avec les objectifs du sommet, M. Chrétien semble vouloir se présenter à Johannesbourg avec le cadeau le plus tardif et le plus improbable que le Canada pouvait offrir à la cause de l'environnement : la ratification du protocole de Kyoto. Il faudrait, en tout cas, un certain masochisme de la part de M. Chrétien pour quitter Johannesbourg sur une pâle promesse d'étudier le protocole pendant quelques mois encore. Espérons donc que la valse hésitation canadienne va connaître son point d'orgue. Moyennant cet appui canadien, le protocole s'approchera des pourcentages exigés pour son entrée en vigueur. Le Canada a fort incorrectement mené sa barque dans les négociations autour du protocole, mais peut-être le gouvernement canadien a-t-il fini par comprendre, Europe aidant, qu'assez c'est assez. Peut-être.

Car des doutes demeurent justifiés. En effet, la délégation canadienne à Johannesbourg s'est visiblement préparée non pas à s'attaquer au problème des changements climatiques, mais à vendre un savoir technique qui n'a certes pas aidé le Canada à tenir les engagements signés à Rio. Un pays qui a augmenté ses émissions depuis Rio a, prétend-il, des compétences à monnayer! S'il s'en tient à cette attitude trompeuse et cavalière, le Canada contribuera, malgré la ratification du protocole de Kyoto, à détourner la rencontre de Johannesbourg de ses objectifs fondamentaux. Il imitera, en effet, les États-Unis en parlant de tout sauf du réchauffement de la planète. Nul, bien sûr, ne peut s'opposer à un allègement de la dette des pays pauvres, mais, à un sommet officiellement consacré au développement dit durable, la priorité doit, n'en déplaise aux États-Unis, à l'Australie et au Canada, demeurer l'émission des gaz à effet de serre. L'a-t-on compris?

Que le décision canadienne survienne aussi tôt après la fausse sortie de M. Chrétien ne doit cependant pas gonfler les attentes de façon démesurée à propos de la gouverne canadienne. Moins obsédé désormais par l'idée de séduire l'électorat des Prairies, puisqu'il ne dirigera probablement pas les troupes libérales lors d'un prochain scrutin, M. Chrétien a élargi temporairement sa marge de manoeuvre et nous découvrirons peut-être avec satisfaction qu'il peut utiliser cette nouvelle latitude d'heureuse façon. Cela dit, ne croyons pas trop vite que le bagarreur a troqué ses détestables habitudes pour un style empreint de sérénité et d'élévation d'esprit. M. Chrétien a fixé la date de son départ, mais le premier ministre étant ce qu'il a toujours été et la politique étant aussi imprévisible que la date du premier gel, on agira prudemment en continuant à surveiller toutes les hypothèses. Rien ne garantit, par exemple, que M. Chrétien, qui a déjà recouru à un scrutin brusqué sans la moindre raison valable, attendra dix-huit mois pour provoquer de nouvelles élections. En jouant sur les mots, il pourrait distinguer entre la promesse de partir en 2004 et celle de ne pas solliciter un nouveau mandat. N'oublions pas ceci : c'est encore à M. Chrétien et à personne d'autre qu'il appartient de choisir la date de la prochaine élection. Fixer une date hâtive viderait de son sens l'engagement pris par M. Chrétien de quitter au printemps 2004. Pareille rouerie aurait pour conséquence que le Parti libéral, plongé brusquement dans une campagne électorale, serait condamné à monter au front avec son chef actuel. Improbable? Certes, et même très improbable, mais pas impossible. M. Chrétien vient de s'acheter un sursis; il peut en abuser.

Le voyage de M. Chrétien à Johannesbourg aura des conséquences désagréables pour Paul Martin. Pas aujourd'hui, comme le démontrent les sondages, pas demain, mais bientôt. Plus passeront les jours, plus M. Martin perdra en visibilité. On ne l'entendra plus procéder à des exposés budgétaires, ni présider un quelconque G-20, ni promettre pour la dixième fois un allègement de la dette des pays pauvres. D'autres que lui attireront les journalistes. Il n'aura d'ailleurs rien à leur dire, à moins de s'inventer une aptitude bien inattendue au renouvellement des perspectives. Que cette mise à l'écart de M. Martin fasse partie des motifs qui conduisent M. Chrétien à se montrer à Johannesbourg, voilà une vilaine pensée que seuls de vilains journalistes peuvent entretenir...

À court terme, M. Chrétien peut donc se réjouir. Mais à court terme seulement. Le bagarreur qu'il est sait mieux que quiconque le sort qui attend un boxeur coupé à l'arcade sourcillière : systématiquement, avec cette belle cruauté qu'on loue comme l'instinct du tueur et qu'on observe dans l'arène politique comme dans le sport professionnel, c'est à la blessure que s'attaqueront les prochains coups. Le sommet de Johannesbourg survient tôt après les derniers échanges à l'intérieur du cabinet et M. Chrétien n'agresse pas l'équipe libérale en annonçant la ratification du protocole de Kyoto; dans quelques semaines tout au plus, quand les provinces reviendront à la charge à propos du financement des soins de santé, l'affaiblissement du premier ministre fédéral sautera aux yeux de tous et les tenants de la ligne dure ne reconnaîtront plus leur gladiateur.

Pourquoi, alors, l'opinion publique juge-t-elle sans hargne la fausse sortie de M. Chrétien? Parce qu'elle aime bien les combats de coqs et parce qu'elle ne s'intéresse qu'à l'immédiat. Quelques semaines seulement, ce qui, en politique, est censé équivaloir à une éternité, et il n'y aura plus deux coqs : mais un gouvernement au leadership flottant et un Canadien errant à la recherche de tribunes. Pas de quoi se réjouir.

P.S. J'hésite toujours devant l'expression « développement durable ». Le terme anglais est « sustainable », ce qui me paraît valoriser autre chose que la simple durée. Les pyramides d'Égypte sont durables, mais elles ne représentent surtout pas le genre de développement que l'humanité peut soutenir sans hypothéquer son avenir. Le « sustainable development », c'est le progrès compatible avec un avenir vivable pour les prochaines générations.

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URL : http://www.cyberie.qc.ca/dixit/20020829.html

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