Dixit Laurent Laplante, édition du 19 août 2002

La dissidence et son prix
par Laurent Laplante

La question refait surface périodiquement : de quelle latitude jouit un député ou, de façon plus large, un élu qui, de lui-même, s'est inséré dans une équipe ou un parti? Sur l'autre versant de la question, c'est le parti et le chef qui font face à l'examen : est-il légitime qu'ils imposent à toutes les consciences les positions définies par le chef et son parti et bannissent l'élu qui refuse de se rallier? La querelle qui vient d'opposer le député Ghislain Lebel à son parti, le Bloc québécois, n'est cependant pas un simple épisode de plus dans une tension classique. D'une part, parce que le ton adopté par M. Lebel détourne l'attention vers un aspect particulier des affrontements; d'autre part, parce que les liens entre le Bloc québécois et le Parti québécois rendent pour le moins équivoque la notion de loyauté.

Le ton, quoi qu'on en dise, mérite d'être pris en compte. Les qualificatifs choisis par M. Lebel n'ont leur place dans le débat public qu'en de très rares occasions. L'accusation de traitrise, parfois justifiée et à laquelle les tribunaux ont fini par reconnaître une certaine légitimité, n'est pourtant pas de celles qu'on peut brandir sans précaution. Quand M. Lebel la profère contre le premier ministre du Québec, il se donne tort quant à la forme avant même que le débat soit engagé sur le fond. Il aggrave d'ailleurs son cas lorsqu'il persiste et signe, démontrant ainsi sinon une inacceptable préméditation, du moins un entêtement malsain. Nous sommes encore loin de la dissidence elle-même.

M. Lebel ne rend service ni à la clarté ni à sa cause en jetant dans le même sac le passé de son chef Gilles Duceppe, l'aptitude de celui-ci à diriger le Bloc québécois et l'entente intervenue entre le gouvernement du Québec et certains groupes autochtones. Se serait-il borné à alerter calmement l'opinion publique et à attirer l'attention sur les aspects discutables de « la paix des braves » tant vantée par M. Landry que l'attaque aurait été circonscrite et plus acceptable. La stratégie brouillonne de M. Lebel nous éloigne d'un débat nécessaire au lieu de nous en rapprocher. Soit dit sans verser dans la paranoïa ou le procès d'intention, le temps joue également contre M. Lebel. Neuf ans de militantisme bloquiste, c'est, en effet, plutôt longuet comme période d'observation. On voit à quel point un déblaiement majeur s'impose avant d'en arriver à la question de la dissidence. Si le tempérament d'un homme prend plus de place que les enjeux fondamentaux et si les griefs accumulés au fil des ans pèsent sourdement sur les attitudes, ce n'est pas encore tout à fait de dissidence qu'il s'agit. Bien sûr, les liens étranges entre le Parti québécois et le Bloc québécois ne simplifient rien.

En lui-même, le terme même de dissidence n'a rien de neutre ou de serein. Il s'inscrit dans un vocabulaire piégé, dans une vision des choses massivement favorable à l'orthodoxie, à l'autorité, pour tout dire au parti. Parler de liberté de pensée et d'expression, ce serait, à l'inverse, valoriser l'élu, le représentant, la conscience individuelle. Reconnaître le droit à la dissidence, c'est, sans même en prendre conscience, confier au parti la définition de toutes choses tout en permettant paternellement à telle personne de s'écarter momentanément de la vulgate édictée par le chef et son entourage immédiat. En ce sens, parler de dissidence, c'est accepter une série de préalables : une présomption favorable au parti plutôt qu'à l'individu, le fardeau de la preuve déposé sur les épaules du téméraire contradicteur, l'isolement, jusqu'au bannissement peut-être, de celui qui prétend penser par lui-même... Une plus grande rigueur conduirait à demander d'abord si le parti n'a pas trop de pouvoir. Cela réhabiliterait la liberté.

Sur ce terrain, les années passent sans entamer le moins du monde la pertinence d'un texte pénétrant :

« Mais voici qu'intervient de nouveau la notion conventionnelle de parti : elle ne permet pas de discuter. Non point qu'elle supprime la liberté matérielle de discussion, mais elle l'atteint en s'attaquant à la liberté morale. Un citoyen a beau posséder le droit de parler et d'écrire, on lui ferme la bouche en déclarant que son opinion est une insulte à l'honneur du parti, à son glorieux drapeau, une offense à la régularité. Les minorités sont privées ainsi de la seule arme avec laquelle elles pourraient tenir en respect les majorités, les intimider. Certes, la majorité peut être déplacée. Mais la notion conventionnelle de parti entrave la formation de nouveaux groupements politiques en figeant l'opinion. »

Ce texte, on le trouve dans La démocratie et les partis politiques (Seuil, 1979, p. 192). Moisei Ostrogorski l'écrivit... en 1902. Oui, 1902. Depuis lors, les partis ont gagné tellement de terrain et la liberté personnelle en a tant perdu que la liberté, avec une humilité qui confine à la servilité, abandonne toute la largeur du chemin au parti et ne réclame plus, à la manière d'une piste cyclable le long de l'autoroute, qu'un modeste droit à la dissidence.

Ajoutons deux réflexions. La première, c'est que le tempérament des chefs politiques revêt en ces matières une importance indéniable, mais quand même limitée. La seconde, c'est que le dissident réduit sa propre marge de manoeuvre s'il doit trop au parti et au chef.

Tous les chefs politiques n'ont pas le même tempérament ni la même trajectoire. Chez certains, comme Jean Drapeau, Maurice Duplessis ou Lucien Bouchard, le pouvoir est perçu comme un avoir personnel à ne partager avec personne, pas plus avec les lieutenants qu'avec de très improbables dissidents. D'autres, venus de l'intérieur du parti, gardent, même pendant leurs heures de pouvoir absolu, un certain souvenir des discussions internes et des efforts collégiaux. On se tromperait cependant en prétendant que Robert Bourassa ou René Lévesque adoraient être contredits. La garde rapprochée de Robert Bourassa dispensait le chef des pétaradantes colères publiques et expédiait discrètement aux oubliettes tel rapport Allaire; René Lévesque, aussi fidèle à ses amitiés qu'entêté dans ses détestations, pardonnait à Louis Laberge ce qui le hérissait venant de Michel Bourdon ou de Pierre Bourgault. René Lévesque, fervent dissident pendant telle grève à la Société des alcools ou auprès des « gars de Lapalme », n'admettait même pas - à juste titre d'ailleurs - que le Parti québécois contredise son chef sur, par exemple, la question du bilinguisme. La dissidence déplaisait aux deux types de chefs, la stratégie propre à chacun déterminait le traitement.

L'autre réflexion porte sur les exigences morales de la dissidence. Ils sont nombreux les élus qui doivent leur élection soit au parti soit au chef. Quand Lucien Bouchard conduisit le Bloc québécois à ses plus grands succès, bien des électeurs votèrent pour cette formation politique sans même connaître le nom du représentant local du Bloc. Pour acquérir une stature et une crédibilité, ces élus anonymes devaient se construire une identité propre faute de quoi ils seraient toujours contraints à la plus servile orthodoxie. Certains y sont parvenus. Plusieurs, cependant, qui avaient tout reçu du chef et du parti, ont failli à la tâche. S'ils sont aujourd'hui tentés par la dissidence, ils auront avantage à dresser un bilan prudent du rapport de force entre leur petite personne et un parti qui craque aujourd'hui de toutes parts, mais sans lequel ils n'existeraient pas. La pensée personnelle est éminemment respectable, à condition qu'elle s'exprime même quand elle comporte des risques.

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URL : http://www.cyberie.qc.ca/dixit/20020819.html

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