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Dixit Laurent Laplante
Québec, le 12 août 2002

Les vertus du contrepoids

Les analystes de haut vol aiment bien observer la planète Terre avec un recul dont Sirius pouvait être jalouse. L'altitude leur permet de détecter des cycles économiques ou politiques dont l'oeil prolétaire ne prend pas conscience. Il y eut, disent-ils, des périodes favorables à la montée de la gauche, nous vivons un temps où la droite règne sur un grand nombre des scènes nationales significatives, on doit prévoir un retour du balancier. Ce que le commun des mortels constate, cependant, aussi bien que les spécialistes et les gourous, c'est que l'absence de contrepoids conduit aux abus, et cela, que la domination absolue soit celle de la droite ou celle de la gauche. Ou il y a contrepoids face à la volonté de toute-puissance, ou il y a dérapage. Il nous reste à redécouvrir, avec ou sans les spécialistes, que le monde politique n'est pas le seul à ne pouvoir se passer de contrepoids. L'absence de contrepoids cause, en effet, les mêmes dommages dans le secteur privé. Une fois parvenus à cette certitude, nous regarderons peut-être d'un autre oeil les fréquentations trop intimes entre les pouvoirs absolus du monde politique et ceux du monde financier et industriel.

Le monde des affaires, qui se targue pourtant de réalisme et de lucidité, tient tellement à ne rater aucune occasion de bénéfice qu'il lui arrive de sauter à pieds joints dans des mirages. Galbraith prend un plaisir fou à moquer ces banquiers qui exigent à foison les endossements et les précautions à propos d'un prêt dérisoire et qui signent ensuite de confiance le déblocage présomptueux de milliards. Entre mastodontes, la confiance, paraît-il, s'impose. Quand se présenteront les fils spirituels des Campeau et autres Reichman, les banquiers renouvelleront leurs imprudences d'hier. Une fois de plus, ils jongleront avec les milliards puisque c'est le sport qu'on pratique entre nantis. Ils le feront d'autant plus volontiers si personne ne les surveille.

Pour mieux asseoir cette confiance éminemment sélective, le monde des affaires a veillé à faire taire les voix discordantes et à éliminer les regards extérieurs. La négociation est discrète, le terrain de golf ou le club privé permet les contacts privilégiés, la paperasse suivra grâce aux sous-fifres. Personne ne conteste parce que nul à part les intéressés n'est au courant de la nature exacte de l'accord ni de son caractère aventureux. On aura beau jeu de prédire de plantureuses retombées et de promettre une profitable carrière aux empires construits dans le secret et la connivence. La vérification? Que peut-elle signifier quand le vérificateur est choisi et payé par les puissants qui fusionnent et proclament d'avance la fécondité de leurs gestes?

On le constate donc à l'usage, les financiers, prompts à se méfier des politiciens trop puissants, n'ont pas hésité à se doter eux aussi, aussi souvent que possible, d'un pouvoir absolu. En imposant partout les régimes ISO qui ne sont rien d'autre qu'une verticalisation sans capitalisation. En entrecroisant jusqu'à l'inceste corporatif inclusivement les renvois d'ascenseur entre conseils d'administration. En introduisant les démarcheurs jusque dans les cénacles politiques comme autant de séducteurs dans le harem. Puisque le pouvoir absolu aime la concentration et le secret, le pouvoir absolu des grands prédateurs a respecté ces habitudes. Les empires économiques apprennent aujourd'hui, mais à nos dépens seulement, que la même cause produit les mêmes effets et que le pouvoir économique absolu corrompt aussi absolument que le pouvoir politique sans contrepoids.

On voit le parallélisme des deux évolutions. Le pouvoir politique court à la corruption dès qu'il gave le pouvoir exécutif aux dépens des pouvoirs judiciaire et législatif. Le pouvoir économique se propulse vers le même destin quand il édente ses vérificateurs, quand il traite avec le pouvoir politique par l'intermédiaire d'ex-politiciens recyclés en démarcheurs, quand il convertit en vendeurs à pourcentage ceux qui guident les choix des investisseurs, quand la falsification devient un art de vivre. L'adage sur la corruption absolue qui découle du pouvoir absolu s'applique au monde économique autant et plus qu'au pouvoir politique; il est observable partout où les contrepoids sont disparus.

Reste à pousser la réflexion un cran plus loin. Reste à mesurer avec un minimum de lucidité les risques que comportent les étranges expéditions où politiciens et industriels endossent une même livrée de commis-voyageurs et partent d'un même pas à la conquête des marchés étrangers. Et qu'on chante à l'unisson au sein de Team Canada! Et qu'on célèbre d'un même choeur les contrats engrangés à l'étranger grâce à une harmonieuse Équipe Québec! Disparue la différence entre les engrangeurs de bénéfices et le monde politique mandaté pour faire retomber quelque chose de la richesse commune sur l'ensemble de la collectivité! Qu'elle est rassurante et conviviale l'expédition de pêche qui place dans la même chaloupe le premier ministre Bernard Lord et George Bush I grâce aux bons soins du démarcheur Brian Mulroney!

L'équivoque est pourtant tangible. L'État, dont on espère qu'il soit au service de la société, cautionne ainsi aux yeux des interlocuteurs étrangers les entreprises et les intérêts qu'il doit pourtant surveiller de près. Quand on voyage de conserve et qu'on brandit le même drapeau, on ne peut pas reprocher à ceux qui nous accueillent de conclure que nous faisons partie de la même famille et que nous partageons les mêmes valeurs. Quand on se fait photographier plus souvent avec Pierre-Karl Péladeau ou Jean Monty qu'avec Léo-Paul Lauzon ou Henri Massé, la libre circulation des capitaux est plus nettement perceptible que les législations antiscabs. La suite est prévisible : les différences que l'on dissimule avec trop de soin finissent par s'effacer et pas seulement aux yeux des étrangers. Dis-moi qui tu fréquentes.

Quand le vice-président américain Cheney profite d'un voyage au Pakistan pour réclamer le remboursement d'une créance due à Enron, comment peut-on croire que la Maison blanche veut vraiment assainir le monde pétrolier? Quand le gouvernement américain vole au secours d'Exxon-Mobil et demande à un tribunal américain de ne pas retenir les accusations portées contre l'entreprise en matière d'environnement, comment croire que l'administration Bush entend sévir contre les entreprises qui trahissent leurs responsabilités corporatives? Cela, à sa face même, pose problème. D'où la question : que penser des délégations commerciales, formées de magnats financiers et d'élus, qui se promènent à l'étranger pour y affirmer d'une seule voix l'affection que porte notre pays au libéralisme débridé? Que dire quand des politiciens québécois et canadiens font cause commune et plaidoyer unique avec des entreprises qui ont les mêmes pratiques comptables que leurs homologues américaines, qui travaillent de leur mieux au rejet du protocole de Kyoto et qui sabrent dans l'emploi avec une parfaite inhumanité? Si un pouvoir absolu est déjà corrupteur, que faut-il attendre de la promiscuité entre l'absolu politique et l'absolu capitaliste?

Je sais que nos gouvernants ont un rôle à jouer dans la prospérité nationale et l'enrichissement collectif. Je sais aussi qu'on peut luncher avec quelqu'un dont on déteste certaines des convictions. Qu'il me soit quand même permis de poser des questions quand Robin des bois voyage trop souvent avec le shérif de Nottingham et proclame aux quatre coins du monde que tout n'est qu'harmonie et équité dans la forêt de Sherwood. Le capitalisme a neutralisé et asservi la vérification comptable; il neutralise et asservit de bien d'autres façons les pouvoirs publics chargés de le surveiller.

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